====== La passion du social ======
Rédigé le 9 février 2022
//Deux films récents, de qualité inégale, ont en commun de donner à voir certaines contradictions structurelles du travail social, où l’anthropologie pourrait s’avérer pertinente. Mais notre époque a bien du mal à les affronter.//
===== Introduction =====
Je ne m’attendais pas à y tomber moi-aussi, quand je suis parti sur le terrain pour la première fois. J’étais de formation scientifique (physique), et sans ma passion pour la langue arabe, jamais je n’aurais troqué mon habit pour une discipline littéraire. Dans mon esprit, je partais au Yémen pour faire de la science avec des Yéménites, pour questionner avec eux les bases théoriques de la sociologie. Mais la « passion du social » m’a pris par surprise, dans des circonstances que j’étais incapable de comprendre (voir la section [[fr:comprendre:accueil|Comprendre]] de ce site), que j’ai passé toutes les années suivantes à reconstituer. C’est comme ça que je suis devenu sociologue, vraiment.
Il y a « le social »[[fr:glossaire:social|*]] des sociologues (le concept théorique, comme « l’Inconscient » des psychanalystes) et il y a « le social » des travailleurs sociaux. Dans tous les cas, on ne travaille pas « dans le social » sans affect, et c’est là que réside le professionnalisme.
Pourtant notre époque est tentée de rester « le nez dans le guidon ». La passion du social est devenue un tabou douloureux, exploité par des politiciens cyniques, sans que personne n’y trouve rien à redire. **Tout se passe comme si le basculement du Moyen-Orient dans la guerre, ces deux dernières décennies, avait ôté leur boussole à tous les travailleurs sociaux…**
===== « Placés » =====
[{{ fr:valoriser:images:affiche-places.jpg?nolink&200|L’affiche du film //Placés// (sortie en salle le 12 janvier 2022)}}]
[[https://www.allocine.fr/personne/fichepersonne_gen_cpersonne=757715.html|Nessim Chikhaoui]] a travaillé comme scénariste sur //Les Tuche//, épisode 2, 3 et 4 : une série de comédies populaires de TF1 Productions, qui a reçu de la presse des critiques contrastées (voir [[https://www.telerama.fr/cinema/j-avoue-j-ai-ri-aux-tuche-2-comment-ca-j-suis-vire,137863.php|ici]] ou [[https://www.lemonde.fr/cinema/article/2018/02/01/les-tuche-3-un-vent-de-folie-douce-souffle-a-l-elysee_5250563_3476.html|là]]). Il passe maintenant à la réalisation pour un premier film personnel, partiellement autobiographique (voir le bandeau en haut de l’affiche).
C’est donc l’histoire d’Elias (Shaïn Boumedine, acteur révélé par Kéchiche), un jeune homme de bonne famille maghrébine, si j’ose dire : une famille modeste qui vit en HLM mais une famille unie, qui fête Noël, dont les enfants travaillent à l’école, les parents investis dans la vie municipale - et le fils aîné passe le concours de Science Po. Mais un évènement imprévu (il oublie le jour J sa carte d’identité) va finalement lui faire découvrir le monde du travail social, où il va s’épanouir…
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J’ai vu le film lors d’un ciné-débat organisé à Frontignan, en partenariat avec plusieurs institutions locales de l’Aide Sociale à l’Enfance. Et j’ai été frappé par la manière dont le film était unanimement approprié. La salle était remplie d’éducateurs et d’autres professionnels du secteur, qui avaient convié leurs bénéficiaires à la séance, ainsi que bon nombre d’enfants. Le débat sur le film a donné lieu à une sorte de « réunion de famille » où les enfants prennent la parole, et des réponses leur sont apportés par les équipes de direction et les cadres du Département.
J’étais venu par curiosité d’anthropologue, et j’en ai eu pour mon argent : de l’ambiance de l’institution à l’ambiance du tournage, et retour dans l’institution, transplantée dans cette salle de cinéma : le film a pris pour moi un relief singulier. Mais en tant que spectateur, ou simple citoyen, je n’aurais pas trouvé ma place dans ce débat.
Bien sûr, c’est tout à l’honneur de Nessim Chikhaoui d’avoir réalisé un film qui endosse une telle fonction cathartique - parce qu’il respecte tous les personnages, les travailleurs sociaux comme les bénéficiaires. Mais à la fin, une bonne partie du scénario passe à la trappe, à savoir justement la trajectoire de ce jeune homme, son choix de vie.
On passe tout le film à imaginer l’excellent haut fonctionnaire que va devenir le héros, grâce à cette expérience du « terrain » acquise dans sa jeunesse… mais l’histoire ne débouche pas sur cette fin-là. Car la jolie éducatrice qui lui a fait la bise le premier jour - et qu’il prenait pour une bourgeoise - est en fait elle-même une enfant placée. Pour lui prouver son amour, il quitte une seconde fois la salle d’examen et va rejoindre la petite famille, partie justement en classe de mer… L’adolescente fugueuse qui trempait dans la prostitution, elle-aussi devient travailleuse sociale. Bref ils se marièrent, tous entre eux, et eurent beaucoup d’enfants travailleurs sociaux…
Le film offre bel et bien le tableau d’une société close sur elle-même : le travail social qui fait sécession, tel Peter Pan et les enfants perdus. Cela me frappe avec le recul, en écrivant ces lignes, mais lors du débat je n’ai pas trouvé les mots. Le film avait été préempté par l’Institution, reçu d’une certaine manière : impossible d’exprimer la moindre réserve, ç’aurait été trop violent. On sentait l’institution déjà dos au mur, échaudée par les critiques surgissant de toute part - sans même avoir vu ce reportage récent de //Zone Interdite//, mentionné oralement avant la projection : « Les scandaleuses défaillances de l’Aide Sociale à l’Enfance ». Deux minutes de teaser donnent le ton… :
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L'institution se débat dans ses contradictions, mais quand elle pourrait s’ouvrir à la société extérieure, l’autruche enfonce sa tête encore un peu plus loin. Et je m’interroge sur la place dans ce dispositif de Nassim Chikhaoui - sur la place et la responsabilité de l’observateur étranger. Je redis encore son mérite, son talent d’ethnographe, d’avoir su se plonger dans cet univers pour en restituer la cohérence et la tendresse. Un film juste, qui sait porter la responsabilité du regard((Je veux mentionner un autre film récent (sortie en salle le 23 juin 2021, un peu éclipsée par le Covid) : //[[https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=280077.html|Ibrahim]]// de Samir Guesmi - un acteur cette fois, passé de l’autre côté de la caméra. L'intrigue de ce film magnifique se déroule à bonne distance des institutions du social, et ce n'est pas le moindre de ses mérites.
{{ youtube>EswnDc-yQxk }})). Mais sait-on recevoir les questions qu’il pose?
===== « Mes frères et moi » =====
À force de voir les œuvres préemptées par les institutions qui les produisent, on aboutit à des films comme //Mes frères et moi// de Yohan Manca (sorti en salle le 5 janvier 2022). Celui-là je l’ai assez mal vécu - peut-être parce qu’il filme ma ville, ma Zup, mon conservatoire… Nessim Chikhaoui était au chevet de ses acteurs, tout à leur écoute. Là ce sont les acteurs qui entourent le réalisateur, et leur complaisance colore l’ensemble du film. Les Arabes se déguisent en Italiens, et le film social tourne à la //commedia dell'arte// : « le social à la plage » dès la première minute. Il n’est même plus question de Science Po, il faut juste continuer à faire rire, ou apprendre à chanter, édulcorer la violence des rapports de classe et en tirer salaire : c’est là une fin en soi, le critère ultime de l’art.
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J’ai vu l’avant-première au centre-ville, devant un public ravi de ces pastiches de problèmes sociaux. Je ne suis pas allé faire l’anthropologue à la projection-débat de l’Île de Thau : je savais d’avance comment ça se passerait…
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