Table des matières

La Table servie : islam, différence des sexes et damnation de la modernité

25 avril 2023
Chantier devoir à la maison (pour le 12 mai) :
Quelles sont les principaux besoins/principales difficultés rencontrées par ma communauté à notre époque et dans notre contexte ? Que peux tu apporter à ton niveau pour contribuer à sa réforme ou son bien-être ?

« Je vous la ferai descendre [cette Table servie]. Mais quiconque d’entre vous Me reniera ensuite, Je le soumettrai à un supplice auquel Je n’ai encore jamais soumis personne dans l’Univers ! »
Sourate de la Table Servie, Coran 5:111-115 (traduction M. Chiadmi)

Une élection paradoxale

De mon point de vue, la principale difficulté de ma communauté se situe au niveau de la conscience historique. Globalement les musulmans ne comprennent pas, ou ils comprennent mal, comment le monde en est arrivé là où il en est aujourd’hui, ainsi que le rôle joué spécifiquement par l’islam dans cette évolution (Voir développement sur la page Une conscience historique musulmane?). De ce fait, ma communauté a du mal à se situer dans le monde contemporain, face à la damnation de la modernité.

Les musulmans constatent que le monde qui les entoure est damné, au sens où les gens ont perdu le sens de certaines choses les plus essentielles de la vie - notamment le sens de la différence des sexes, comme nous le verrons juste après. Les musulmans ont le sentiment d’être épargnés par cette évolution, à juste titre. Là où ils ont tort, ils me semble, c’est lorsqu’ils prennent cette chance pour le signe de leur élection1) : lorsqu’ils s’imaginent que cette chance est un dû, qu’ils ne seront pas interrogés sur l’usage qu’ils en font, individuellement et collectivement.

Le corollaire de cette croyance, c’est l’idée que le converti n’a aucune dette envers personne, au sein de la communauté : il entre lavé de tout péché aux yeux d’Allah, mais aussi statutairement irresponsable aux yeux des hommes… Le converti ne porte pas plus la responsabilité du témoignage à l’égard de la société d’où il vient - accessoirement celle qui nous entoure et qui nous nourrit, après Allah. Le converti n’est là que pour festoyer autour de la Table Servie…

Le verset cité ci-dessus peut être lu comme faisant référence aux chrétiens : au miracle de la multiplication des pains, au dernier repas du Christ - les commentateurs de la tradition s’accordent sur cette lecture - donc finalement au rite liturgique de l’Eucharistie  et à l’évolution ultérieure du christianisme. Pour un croyant de notre époque, le verset évoque certes la damnation du monde contemporain. Mais cette lecture ne doit pas empêcher de lire le verset comme s’appliquant aussi aux musulmans : comme une mise en garde contre des mosquées dont la seule politique serait de festoyer autour d’une Table Servie.

Qu’il ne suffit pas de festoyer autour de la Table Servie, les Yéménites l’ont appris à leur dépens ces dernières années, dans la guerre qui a suivi cinquante années de modernisation continue. La chose la plus utile que je puisse apporter, c’est l’histoire particulière qui me lie à ce peuple, histoire indissociable de ma conversion, qui tourne essentiellement autour des questions de genre.

La dispute de notre temps

L’une des caractéristiques de notre époque est de se disputer sur la différence des sexes - à part justement au Yémen, et en fait chez les musulmans en général, où la différence des sexes continue d’être bien comprise de manière instinctive. Mais tout autour de nous, on se dispute systématiquement autour du même clivage :

  • pour les uns, la différence des sexes est une « construction sociale », car par défaut nous sommes tous des personnes « intersexuées ».
  • pour les autres, on est soit homme soit femme : la différence des sexes est la chose la plus naturelle et objective qui soit.

L’enjeu de cette querelle va bien au-delà des seules questions sexuelles : c’est une querelle sur l’ordre du monde et sur l’origine du Mal, une querelle d’ordre théologique. Ses implications traversent toutes les questions politiques, que ce soit dans la société française ou à l’échelle du monde - comme dans le contexte de la guerre d’Ukraine, où ces questions sont aussi largement mobilisées de par et d’autre (Poutine pointe l’Occident comme l’Empire de la Dépravation, et on lui reproche en retour de persécuter les homosexuels…).

Les musulmans se plaignent souvent d’être inaudibles, que la société ne veut pas entendre ce qu’ils ont à dire. Mais dans ce débat, je n’ai vu aucune tentative sérieuse de se positionner comme musulmans. Sur cette question, je ne vois qu’un positionnement opportuniste : conservateur avec les gens de droite, progressiste avec les gens de gauche - en somme, un comportement qui met de l’huile sur le feu. Ne serait-ce pas plutôt le comportement des musulmans qui rend la situation inaudible2), qui empêche la société française de se parler à elle-même - et pas seulement à propos des questions de genre ? Cela vaudrait la peine d’envisager la question sous cet angle ! Mais comme on part du principe que les musulmans n’ont aucune responsabilité à l’égard du monde, ni dans le cours de celui-ci…

Ma conviction est que, sur cette question du genre et de la différence des sexes, les positionnements sont des effets de structure, inscrits dans la configuration réciproque des différentes traditions monothéistes à travers l’histoire des idées - ce que j’appelle la matrice monothéiste*. Lorsqu’un Européen s’aventure au Moyen-Orient, c’est toujours peu ou prou cette question qui lui a rendu son pays invivable, et à cette question qu’il cherche une réponse, plus ou moins confusément. L’Europe est une excroissance de l’histoire monothéiste, qui s’est définie précisément par cette amnésie, et qui doit revenir régulièrement à la source. Or de nos jours, les musulmans ont cette responsabilité d’empêcher collectivement ce retour à l’Orient, à cause d’habitudes discursives inhérentes à l’ordre postcolonial*, en place depuis 1945. Habitudes qui ont conduit à l’effondrement post-2011, mais qui perdurent dans l’islam minoritaire au sein des sociétés occidentales. Plus la situation s’aggrave, et plus les musulmans en viennent à confondre l’islam avec la préservation de ce tabou. Mais en tant que converti, je n’ai aucune raison religieusement valable de renoncer à mon histoire.

Entrer en intersexuation pour en sortir

Ce que les Yéménites m’ont appris - pour revenir au clivage évoqué précédemment - c’est que les deux camps ont partiellement tort et partiellement raison.

  • Il y a effectivement une intersexuation inhérente à la condition humaine dans sa prime nature (fitra°), que l’on peut rapprocher du sens de l’honneur* : la capacité à tenir sa place tantôt en s’affirmant, tantôt en s’abstenant d’intervenir. Une dialectique du masculin et du féminin, inhérente au savoir vivre le plus élémentaire, plutôt que des rôles rigides d’homme et de femme, véhiculés par les représentations européennes.
  • Mais en même temps, cet état d’intersexuation originelle ne peut être pris comme horizon, au nom d’une nostalgie romantique envers l’état de Nature. Partant de l’intersexuation du nourrisson, il faut que le masculin et le féminin se séparent, pour s’unir à nouveau, et ainsi de suite.

C’est une question relativement complexe, dont la compréhension logique, venant de l’extérieur, s’effectue nécessairement en deux temps :

  1. dans un premier temps, accepter cette intersexuation originelle, contre laquelle les subjectivités européennes sont généralement arque-boutées ;
  2. dans un second temps, prendre conscience que cette intersexuation originelle s’accompagne d’une dette à l’égard du monde - à l’égard des parents biologiques, ou en l’occurrence d’une parenté spirituelle.

Ces deux étapes sont indispensables, d’une manière ou d’une autre. Derrière la révélation de mon « homosexualité » (juin 2004), j’avais déjà conscience de cette tautologie*, et c’est à travers cette piste ou ce « fil d’Ariane » que j’ai peu à peu remonté jusqu’à l’islam.

D’où la comparaison entre le converti et le nourrisson. Selon un hadith rapporté par Muslim : « L’islam efface ce qui est venu avant lui », c’est-à-dire les péchés de la personne à l’égard de Dieu. Cela ne signifie pas pour autant qu’à l’égard des hommes, le converti vient au monde dénoué de toute dette et de toute obligation.
Pourtant dans le contexte actuel, sous l’influence d’idées nationalistes depuis deux ou trois siècles, la « Nation de l’islam » est elle-même conçue comme vierge de tout péché. Si bien qu’on ne veut pas comprendre le sens de ce hadith : on accueille le converti comme s’il avait gagné au loto, et on l’enferme dans cette position de mascotte, d’emblème national. Cela fait quinze ans que j’essaie de partager mon travail de thèse, et surtout les relations sur lesquelles il repose. Depuis quinze ans mes interlocuteurs musulmans ne font que botter en touche, comme si l’histoire ne les concernait pas. On veut me convaincre qu’il y aurait là un « détail personnel », quand cette affaire a toujours été éminemment publique (j’étais sur le terrain…).

« Allah n'aime pas qu'on profère de mauvaises paroles sauf quand on a été injustement provoqué. » (Coran 4:148)

Ne pas lâcher sur mon histoire, c’est indéniablement ce que je peux apporter de plus précieux à ma communauté.

1)
Noter l’analogie avec l’essor du puritanisme au XVIIe siècle : ce moment essentiel de l’histoire du monde où le centre de gravité économique s’est déplacé de l’Europe du Sud (Italie, Espagne, Portugal) vers l’Europe du Nord (Amsterdam, Londres, puis New York). Ces communautés aussi prenaient leur succès économique pour la manifestation de leur élection. C’est d’ailleurs le fondement anthropologique de l’alliance stratégique entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, qu’il y a urgence à repenser aujourd’hui.
2)
J’ai cette intuition à propos de l’époque contemporaine, mais aussi à l’échelle de l’histoire des idées, comme on le verra juste après. Les deux intuitions ne sont pas vraiment séparables, et découlent de la même expérience personnelle.