:theoreme
= le lien entre « enchantement ethnographique » et injustice de l’Islam.
18 mai 2023
Quand je me tourne vers le paysage intellectuel de l’islam en France, je vois essentiellement deux types de contributions :
Commençons par souligner que ce n’est pas la même chose, et expliquer pourquoi.
Dans le cadre des sciences humaines, pas d’autorité religieuse ni conformité à une tradition (si ce n’est la tradition universitaire). La croyance des chercheurs relève officiellement du domaine privé, c’est-à-dire qu’elle fait l’objet d’une politique officieuse : l’institution s’organise de manière à ce que des musulmans et des non-musulmans travaillent ensemble, mais les membres de l’institution ne sont pas censés lever le nez vers cette boucle de rétroaction surplombante (ce fonctionnement est aussi vieux que l’Université, il ne vise pas spécifiquement l’islam). En interne, on doit reconnaître que la contribution des musulmans est indispensable, mais que la présence des non-musulmans est indispensable aussi, parce qu’elle apporte une indispensable « objectivité ». L’objectivité, on ne sait pas trop ce que cela veut dire quand il s’agit d’étudier un auteur ancien, mais en fait peu importe, l’essentiel est ici que l’objectivité s’oppose à la tradition : tel est le métacontexte*, l’énoncé implicite dont il faut maintenir la vérité d’une manière ou d’une autre, et ces institutions se réinventent en permanence afin que ce soit le cas.
Par contre lorsqu’un enseignant donne un cours dans une mosquée, le métacontexte est l’énoncé inverse : l’objectivité est la tradition, et tous les participants s’accordent à maintenir leurs interactions dans ce cadre, indissociable de leur communion.
Entre sciences islamiques traditionnelles et spécialistes d’auteurs anciens, il n’y a qu’une différence de métacontexte : ce n’est qu’une affaire d’« interrupteur mental », que les musulmans sont parfaitement capables de gérer selon l’endroit où ils se trouvent. Les musulmans peuvent parfaitement s’engager dans des institutions « laïques », et s’engager en même temps dans leurs mosquées, en mobilisant le même savoir fondamental : ce n’est qu’une affaire de contexte, et ça ne doit agir que sur la mise en forme du propos.
Il me semble utile de faire intrusion dans cette bataille rangée avec la pensée cybernétique* (aussi appelée « systémique », une pensée de la rétroaction) et la notion de métacontexte.
Autrement, si on ne se donne pas ces outils d’analyse, alors on ne saura décrire cette situation que par analogie avec d’autres situations1), et à tous les coups on la rapprochera de l’époque coloniale : on croira qu’elle découle réellement d’une domination écrasante et d’une nécessité historique, au sein de laquelle il y aurait des « collabos néocoloniaux » d’une part, des « résistants décoloniaux » d’autre part, et surtout un vaste peuple analphabète et démuni.
Pour ma part, je crois que ce contexte historique n’est simplement plus le notre, mais que la lutte anticoloniale conserve un attrait vintage, à l’ère du pastiche généralisé. Elle a cet attrait parce que notre ordre politique est héritier des luttes d’indépendance - c’est précisément ce qui le distingue de l’ordre colonial, qui ne les avait pas connues. Mais aujourd’hui, c’est l’ordre postcolonial lui-même qui est en crise : nous nous débattons dans une ère postcoloniale tardive* (voir glossaire), qui tâtonne vers autre chose encore, une ère post-postcoloniale.
Dans ce contexte, il me semble que les musulmans portent une lourde responsabilité. Avec ce petit jeu de postures « néo- » et « dé-coloniales », l’Islam* tire notre époque vers l’arrière, maintient notre monde dans les contradictions dont il souffre, en sacralisant un ordre politique obsolète.
La dramatisation des partis pris théologiques, je l'interprète comme un symptôme interne à l’Islam d'une sacralisation de l’ordre établi.
Je ne conteste pas l’intérêt d’enseigner d’une part les règles de purification rituelle, d’autre part les monuments « philosophiques » de l’histoire islamique. Je m’interroge juste sur les postures associées de par et d’autres, qui me paraissent redondantes : en fait je les soupçonne de masquer l’uniformité du contenu, une commune perplexité sous-jacente, voire un commun égarement.
Et c’est en fait le plus désespérant : cette guerre civile n’existe même pas dans le monde réel ; les musulmans sont partout les mêmes, et d’accords sur les mêmes choses. On nous vend des Chocapic et des Miel Pops, mais ce sont les mêmes flocons d’avoine à l’intérieur du paquet. Ce marketing intellectuel fait tacitement consensus en interne, tant qu’il dissimule à l’extérieur les contradictions collectives.
Ce « rationalisme » et cette « orthodoxie » sont deux droites parallèles, qui par construction ne se croisent jamais. Que peut produire cet enseignement in fine, en termes de choix de vie et d’engagements réels ?
Personnellement j’y arrive : je parviens à m’enrichir à la fois du cours de fiqh, et des intervenants de Questions d’Islam sur France Culture. Mais j’y parviens en vertu de la situation dans laquelle je me trouve (largement évoquée sur ce site), qui m’oblige à tenir les deux bouts…
Concernant les jeunes, je crains qu’on ne leur enseigne pas véritablement l’islam : on ne leur apprend pas à se positionner, face à une vision globale du monde, ni à déjouer intellectuellement les pièges de Satan. Que peuvent produire ces enseignements, si ce n’est une éthique du désengagement, un art de l’esquive intellectuelle, de l’hypocrisie et de la conscience clivée ? On leur apprend à être simultanément al-Khawarizmi et Ibn Hanbal (voir la page : Une conscience historique musulmane?). Ou dit autrement : fayots à l’école et conservateurs intraitables à la mosquée. Ce n’est pas très difficile…
Est-ce cela l’islam ? Honnêtement je ne sais pas : l’esquive a effectivement ses mérites, donc je me pose constamment cette question.
Ce dont je suis sûr, par contre, c’est que cette guerre par penseurs médiévaux interposés n’a aucune pertinence pour notre temps.
Ce clivage entre le mu’tazilisme et le hanbalisme* - entre raison et révélation plus généralement - a agité cinq siècles d’histoire médiévale, qui ont posé les bases de la Renaissance, puis de la modernité. C’est une question résolue depuis sept siècles (voir le travail d’Ovamir Anjum, The Taymiyyan moment).
Quelle est donc cette « prose du monde » que les Européens découvrent au XVIe siècle, et dont nous parle Michel Foucault (chapitre II de Les mots et les choses). Pas autre chose que l'émulation consécutive à cette résolution, dont a finalement émergé notre « rationalité »* moderne. Le règlement de cette question est un prélude et un préalable à l’histoire européenne* !
Donc à quoi bon mettre en scène cette bataille de chiffonniers ? Aujourd'hui, elle n’est que le symptôme du conformisme, de la démission intellectuelle et citoyenne. L'intellectuel musulman apparaît semblable au caméléon (encore un lézard…), qui change de couleur en fonction de l’institution où il se trouve…
…Ou pour prendre un exemple de mon enquête : semblable à Bassâm le voisin de Ziad, qui faisait l’éloge du Za’îm à l’intérieur du quartier, et le sociologisait l’instant d’après sur le carrefour.