Billet du 20 mars 2022, dans les premiers mois de ce wiki.
Voir aussi Ani Difranco (section ouverte en 2024)
Ode de l'artiste à sa muse : un thème classique s'il en est. Mais ici, la configuration est renversée du point de vue du genre : l'artiste est femme, la muse est homme. Et au lieu de déboucher sur des lieux communs attendus - l'éternité de l'art, devant l'aspect éphémère de toute beauté terrestre (comme dans La rose de Ronsard) - le poème débouche plutôt sur le constat d'une damnation associée à toute prétention créatrice (thème directement transposable à l'écriture sociologique).
À un certain stade de mon enquête au Yémen, pour continuer, j'ai eu besoin de me penser comme homosexuel. Je me suis alors retrouvé dans une situation étrange vis-à-vis de Ziad, le personnage principal de ma toute première enquête (2003). Ziad n'avait jamais été mon amant, pourtant je sentais confusément qu'il était mon maître, ou mon producteur, la conscience de tout mon travail.
Par ailleurs j'écoutais Ani Difranco depuis l'adolescence - peu ou prou depuis cet album sorti en 1996 (Ani Difranco vivait alors une idylle avec un homme qui devint son mari deux ans plus tard, et qui n'était autre que son ingénieur du son…). Or moi vers 2006, quand j'écoutais encore cette chanson, j'avais l'impression de parler à Ziad, du plus profond de mon coeur…
Le 19 août 2007, jour de mon retour à Taez après un an d'absence, Ziad a mis le feu à sa maison, avant de disparaître en prison. Je me suis converti à l'islam quelques semaines plus tard, et peu à peu j'ai cessé de me vivre comme homosexuel. Je suis également sorti de cette dépendance envers Ziad, qui entre temps avait été déclaré schizophrène. J'ai conservé à son égard un sentiment de responsabilité, dont les sciences sociales ne m'ont jamais permis de rendre compte.
Quelques années plus tard, Taez prenait la tête d'une révolution…
“Every song has a you, a you that the singer sings too…”
Ci-dessous, deux textes importants de Florence Weber, qui m'a formé à l'ethnographie réflexive il y a une vingtaine d'années, et qui reste à mes yeux une référence incontournable :
Cette chanson, je tiens à la mettre au centre de mon argument, car peu de sociologues ont le courage d’admettre ce qu’Ani Difranco exprime ici - à savoir que les sciences sociales éloignent, qu’elles peuvent devenir complètement déconnectées du réel dans certaines circonstances. Elles ne parlent alors que d’elles-mêmes, bien qu’elles prétendent parler des autres : elles expriment la vérité de leurs propres institutions. Et si elles s’en rendent vaguement compte, elles se retournent d’abord contre un interlocuteur fantasmé, qui n’est autre que leur producteur ou leur ingénieur du son…
Ainsi, bon nombre de spécialistes internationaux entretenaient un rapport passionnel à la figure d’Ali Abdallah Saleh, même après sa destitution en 2012. Dans la genèse de la tragédie actuelle, ce paradoxe a joué pour beaucoup. (Voir mon billet de 2018, intitulé Le « Ça » de François Burgat).
Pour être tout à fait clair, non seulement Ziad n’a jamais été mon amant, mais il est totalement étranger au rapport passionnel que j’ai pu entretenir à son personnage. Comme en témoignent mes écrits de ces dernières années, ce rapport passionnel s’est plutôt construit en son absence :
Le personnage de Ziad était déjà inscrit, de manière latente, dans ma volonté d’exporter sur le terrain yéménite les méthodes de l’ethnographie réflexive, c’est-à-dire un savant mélange de rationalité expérimentale et de critique féministe. À quoi la société yéménite a répondu par le personnage du Za’îm, dont Ziad a endossé le costume très brièvement, au mois de septembre 2003.
Le « leader suprême » n’était au fond qu’un artefact, généré par la socialisation de la subjectivité occidentale. Mais huit ans avant 2011, comment aurais-je pu l’imaginer ? Toutes les contradictions post-coloniales contribuaient à ce non-dit, qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Parmi les « muses masculines » des sciences sociales, combien sont devenus producteurs à l’insu de leur plein gré ? Combien ensuite ont viré « frères musulmans » sans prévenir, entretenant de l’islam une vision dévoyée ? Restaurer le dialogue de ces deux traditions, nous n’y parviendrons pas sans la lucidité des poètes…
« Quant aux poètes, ce sont les égarés qui les suivent.
Ne vois-tu pas qu’ils errent au gré de leurs caprices,
et qu’ils se vantent de choses qu’ils n’ont jamais accomplies?
Excepté ceux d’entre eux qui ont la foi, qui pratiquent le bien, qui invoquent fréquemment le Nom de Dieu
et qui se servent de leurs poèmes pour se défendre quand ils sont agressés.
Les agresseurs apprendront un jour quel sort funeste les attend ! »
Sourate des Poètes (traduction M. Chiadmi).