Une anecdote oubliée, survenue dans les premiers jours de mon premier terrain, le 25 juillet 2003.
Exhumée vers 2009, elle représente la meilleure illustration de mon Théorème de l'enchantement ethnographique.
La version ci-dessous est tirée d'un texte daté du 1er décembre 2010 : Je est un autre. Taez et les ambiguïtés de la modernité yéménite (ce récit forme la dernière partie du texte, juste avant la conclusion).
(…) Je termine en évoquant une anecdote personnelle. Mes carnets de notes gardent la mémoire d'une certaine journée où je rencontrai deux jeunes hommes à Sanaa : un certain Hânî, originaire de Taez, et un certain Jamîl, originaire des environs de Sanaa. C'était le 25 juillet 2003, j'arrivais à peine au Yémen pour mon premier terrain et j'étais bloqué à Sanaa dans l'attente de mon permis de recherche. Mais je brûlais d'impatience de « tâter le terrain », alors j'étais allé me poster sur la Place de la Libération (Mîdân Tahrîr). Une foule curieuse s'était constituée autour de moi, qu'un agent de police était venu dissiper, et finalement seuls Hânî et Jamîl étaient restés à mes côtés. Nous avions fait une ballade dans la vieille ville, en discutant dans un arabe approximatif. Je sortis de cette rencontre enthousiasmé par la gentillesse et la douceur de cette rencontre : le terrain s'annonçait comme une partie de plaisir! Mais j'étais incapable de dire précisément l'origine de mon enchantement, alors je notais consciencieusement des observations dont la banalité était pourtant flagrante :
« Jamîl fait l’armée, au collège des officiers. Il est des environs de Sanaa. 20 ans. Hânî fait médecine. 19 ans. Il est de Taez. Hânî est plus réservé. Il a l’air plus fin aussi. Habillé élégant à l’occidentale. Jamîl a la jambiyya, le chèche blanc, le pagne et la veste.
Je crois que c'est un peu le cliché chi'ite/sunnite. Enfin ça n'a pas d'importance, les clichés, mais c’est marrant de les voir se comporter l'un avec l'autre (ils ne se connaissent pas). Bref, j’ai leur numéro, on s’est promis de qâter ensemble après demain ou plus tard. »
Nous ne nous sommes jamais revus. Peu après je suis parti à Taez et cette rencontre est sortie de ma mémoire. J'ai fait mes premières enquêtes, qui n'ont pas été aussi tranquilles que prévu ; je me suis lancé dans une thèse sur l'usage de la vulgarité et des sous-entendus sexuels dans la sociabilité masculine à Taez. Mais bien des années plus tard je retombe sur ces notes, qui produisent sur moi une impression étrange : l'anecdote est absolument prévisible, réglée comme du papier à musique. Comme par hasard Hânî porte un pantalon ; comme par hasard Jamîl fait l'armée ; comme par hasard je juge Hânî plus intelligent que Jamîl, malgré sa timidité. L'histoire est tellement entendue que je peux en reconstituer les moindres détails, comme si c'était hier. Je me souviens des yeux « intelligents » de Hânî, un peu en retrait… Jamîl prend les devants pour répondre à mes questions, soucieux de faire la démonstration de l’hospitalité yéménite. Il est un peu « lourd », Jamîl, avec sa fierté! Je me tourne périodiquement vers Hânî - une complicité me lie déjà à ce regard accueillant. Je l’encourage à prendre lui aussi la parole. Mais il ne peut le faire à cause de sa « timidité »…
Étrangement, une autre expérience générique se superpose à cette anecdote. Je suis invité dans une maison respectable ; Jamîl est le maître de maison, il s'entretient avec moi dans le salon ; Hânî est la jeune fille de la famille. Elle est assise timidement aux côtés de son papa, charmante et interdite. Je serais bien plus intéressé par sa conversation à elle! Si seulement son andouille de père voulait bien nous laisser seuls…
Voici révélées les ficèles de l'enchantement ethnographique1). Rétrospectivement, je ne suis pas sûr que, ce jour-là, Hânî avait véritablement plus de choses à me révéler que Jamîl. Au vu de tout ce qu'il m'a fallu apprendre par la suite, je me rends bien compte que les barrières étaient ailleurs! Quant à la nécessité de déployer pour moi avec empressement les marques de l’hospitalité, Hânî n’en est pas moins convaincu que Jamîl. Mais peut-être trouve-t-il qu’après tout Jamîl s’en sort très bien tout seul. Peut-être aussi sent-il qu’ouvrir la bouche n’aboutirait qu’à faire tomber le charme… Peut-être est-il, plus simplement encore, légèrement intimidé par le regard que je lui porte. Quoi qu'il en soit, chacun s'accommode du rôle qui est le sien, et l'on s'émerveille d'avoir su retenir l'étranger.
Pour moi, Jamîl incarne toute l’étrangeté d’une culture hermétique, et Hânî paraît bien plus « humain ». D’un côté l’homme d’honneur Sanaani, agi par sa culture ; de l’autre une personne, la complicité à la portée d’un regard, potentiellement un ami. Le fonctionnement de la communication, telle qu’elle s’est mise en place spontanément au sein de cette triade, contient en germe une certaine organisation du travail ethnographique entre un ethnologue (moi), un « informateur » (Hânî) et un « indigène » (Jamîl).
Mais l'anecdote annonce surtout l'émergence d'un « je » spécifiquement taezzi, produit par l'interaction avec l'Occident : un « je » autonome, une subjectivité pure, miraculeusement soustraite aux contingences politiques, par la grâce des Lumières. Mais un « je » qui, à Taez, n'oublie jamais tout à fait son « Autre ». Ce qui justifie la formule d'Arthur Rimbaud - poète que seule cette région du monde a su retenir, d'ailleurs. Mais est-ce une coïncidence…?
À lire également dans le pack « Je est un autre » (accès direct dans le PDF).
p.10, commentaire de décembre 2017, lors de la mise en ligne dudit texte :
« Comme sans doute tous les chercheurs français spécialistes du Yémen, j'ai fait mes premiers pas à Sanaa, sur Mîdân Tahrîr ».
pp.11-14, autre évocation de cette anecdote en novembre 2013 (à la veille de mon installation à Sète, après l'abandon de ma thèse) :
« Place Tahrîr à Sanaa : l'islam à portée de la main ».