Pour le contexte, voir la page : Le printemps arabe dans un verre d'eau
Le 17 septembre, je tente d'éteindre la crise en écrivant une lettre, comme je l'aurais fait en France. Je présente mes excuses à Ziad, pour les déboires que je lui ai causé dans son quartier. Évidemment je ne comprends pas vraiment ce qui s'est passé : je me livre plutôt à une sorte de confession en règle de mon « péché d'orgueil » ethnographique. La réaction de Ziad est inattendue pour moi : au lieu de recevoir mes excuses et de se remettre un peu en question lui-même, il fait lire ma lettre à tout le monde, aggrave encore l'affaire, et persiste dans sa posture de leader offensé. Ce comportement m'effraie passablement. Mes notes se terminent sur ces lignes prémonitoires :
« Je commence à avoir un peu peur de la suite. Ziad est psychotique. J'ai peur qu'il décompense. J'ai peur qu'il devienne fou et qu'il me tue. »
Finalement les jours suivants (après la conversation avec Bassâm et la nuit sur la plage avec Khaldoun), je basculerai par nécessité sur une autre posture - « En fait j'ai atterri dans un sitcom… » - actée par un mail collectif adressé à la France (Petite carte d'Aden et quelques nouvelles, 21 septembre 2003)
Les pages de mon carnet méritent d'être exhumées : pas tant pour la lettre, assez pathétique par son sentimentalisme et mon arabe classique rudimentaire (pas de retranscription, d'autant que la page est déjà bilingue…), mais surtout pour voir le comportement de Ziad et celui des jeunes du quartier.
L'explicitation d'une double-contrainte
Un mois après notre rencontre, et l'établissement d'une relation d'affinité élective reconnue par le quartier - voir le coup de foudre pour Ziad (13-17 août 2003), nous sommes maintenant dans une impasse. Une situation que je n'arrive pas à gérer, mais qui est totalement explicite. Tous les Yéménites m'expliquent que Ziad est fou, et je prends volontiers des postures de psychiatre (comme ma mère…), mais je sens bien qu'il existe une autre lecture de la situation, qui se dérobe à moi… Je suis partagé entre la tentation de m'affirmer et un sentiment de culpabilité : l'impression que si j'insiste, je pourrais bien le pousser à bout. Les autres Yéménites sont fascinés par ce bras de fer, dont je veux croire qu'il leur échappe un peu. Ziad est partagé entre les deux.
Mercredi 17.
Journée passée à traduire la lettre à Ziad.
Je monte vers 19h (j'ai reçu coup de fil, sans doute Nashwan qui rappelle).
Passe au mamlaka [pièce de Ziad] (dans la rue, tout le monde dit “Mansour!”) passe la lettre à Ziad qui dit rien, puis le tasrih [copie du permis de recherche] à Walid pour Nashwan.
Je ressors voir Ammar, me présente un type de la ligue contre le qat. Je lui dis que c'est unelettre d'excuses, que j'espère que ça va arranger, mais ne l'emmerdez pas. “Moi je ne l'emmerde pas…”
Je lui rends sa cigarette, l'autre lui demande de tirer, il refuse, embrouille pour rire.
L'autre dit en riant : “Juge entre nous! Il t'a fait tirer, je lui demande et il refuse. Fais l'arbitre!”
[Page de gauche :] Donc je suis bien, au moins symboliquement, Za'îm à la place du Za'îm. »
[Page de gauche :] Ammar dit : Ziad va pas bien. J'ai discuté avec lui toute la nuit dernière. Après il m'a viré.
On va prendre un thé. Je lui dis c'est votre faute aussi. Tu étais là l'autre soir. “Moi j'ai dit que j'étais pas d'accord, il a demandé qui est d'accord : moi, Sa'id et Nashwan, on a dit qu'on était pas d'accords. Et Omar! Il est responsable. C'est lui qui m'a traduit… “Oui, c'était entendu d'avance…”.
[Page de gauche :] Nasser me demande si je vais à l'ambassade s'il y a un problème… je dis je n'ai pas encore envisagé…
Un type rend la lettre : Ziad n'en veut pas.
J'hésite à remonter, Ammar me dit qu'il va lui faire lire. C'est des excuses. Je lui dis règles : s'il ne veut pas la lire, tu me la rend.
C'est un problème entre Ziad et moi. après il existe un problème entre vous et Ziad, c'est différent.
(A. doit passer me prendre à 9h chez Khaldoun).
Je vais voir Khaldoun avec Nasser. Nasser part : “Je reviens”, ne revient pas.
Dîner avec eux.
Ziad m'appelle à 22h. Veut me voir. Me fait rentrer dans le mamlaka, avec Walid.
Z : Ce que tu dis dans la lettre est vrai, je veux savoir ce qui se passe après.
V : Quoi? C'est à toi dire. Moi je ne sais pas quoi dire. Après tu arrêtes de mélanger nos affaires personnelles et le quartier. Tu arrêtes d'inviter des gens quand on parle.
Z : La lettre, je l'ai lue avec les autres.
V : Tu es fou. Je sais, tout le monde me le dit. Tu arrêtes d'inviter les gens. Ce n'était pas possible de te dire les choses tout seul, il fallait que les autres soient là. Quand on parle de toi, tous seuls, tu dors.
Tu as une intimité, tu n'es pas une institution.
Z : “Je suis une institution”.
“Je t'ai dit que la seule intimité que j'ai, c'est dans la prière.”
Walid : lui il considère que tout ce qui le concerne, il peut en parler. C'est un point de vue!
V : Non, c'est pas un point de vue. Après tu mélanges tout, tu mens aux autres, tu dis que…
Z : “Je n'ai pas dit ça. Qui a dit que j'avais dit ça.”
V : Comment tu as convaincu, hier…
Z : “De toute façon les jeunes ici je peux leur dire ce que je veux, il ne m'écoutent pas, ils t'adorent.”
V : Bref tu fais d'un problème personnel un problème avec le quartier.
Z : “Non, hier j'ai dit je veux plus te voir.”
V : Non, tu as dit Nous. Hors du quartier.
Le problème est avec toi, Ziad. Tant que tu considères le problème comme un problème public, tu ne le résoudras pas.
Z : Walid, va chercher les autres, je veux savoir qui a dit que j'avais dit que…
V : Non, je refuse. Je rentre, bonne nuit.
[Rajouté sur la page de gauche :]
Z : Après, alors, qu'est-ce qu'on fait?
V : Ben c'est une lettre d'excuses, donc soit tu m'excuses pas, soit tu m'excuses. Après tu peux aussi t'excuser, tu sais, pour ton comportement. Ensuite on peut recommencer sur des bases nouvelles.
Z : “Moi j'ai décidé que je ne veux plus te voir.”
V : Eh ben très bien! C'est ta décision propre.
[Page de gauche :]
Je commence à avoir un peu peur de la suite. Ziad est psychotique. J'ai peur qu'il décompense. J'ai peur qu'il devienne fou et qu'il me tue.
[Page de droite :]
Demain, je veux lui demander s'il veut faire un tour. Je lui dirai on a 3 choix :
- Tu montes à Sanaa.
- Je descends à Aden (Ammar m'a proposé).
(- On descend tous les deux à Aden) ou plutôt pas.
Moi je sais pas comment tu te sens.
[Page de gauche :] Peut-être il est trop tôt, juste après les excuses. Mais je crains qu'il n'a pas les capacités de surmonter.
[Page de droite :] Avant je vais le voir, je dis il n'y a pas de problème. Tu acceptes mes excuses, très bien.
[Page de gauche :] Ne pas refuser s'il vient s'excuser en se présentant comme venant du groupe. Ça suffit.
Suite de la page C012 :
La conversation avec Bassâm (18 septembre 2003)
Le lendemain soir Ziad veut poursuivre la discussion - ce qui retarde mon départ pour Aden avec Khaldoun (Je ne noterai cet échange que le lendemain). Ziad adopte une nouvelle posture, intégrant mes arguments :
Le soir, on s’apprête à partir quand vers 9h30 Ziad passe [aux boutiques] avec Abdallah. “Il y a une leçon très importante pour toi aujourd'hui.” (je le fais promettre [de me parler] seul).
Je prends mon temps pour finir de manger.
[Ziad] M'accuse : “Tu n'es pas poli; Tu n'as aucun respect… Tu parles de moi aux autres.”
En gros, me reproche discussion avec Saleh et Abdallah, je lui dis que c'était pas privé.
Z : “Comment tu sais si c'est privé?”
V : Toi même tu en fais des choses publiques.
Finalement je m'excuse et je dis à lui responsabilité aussi.
[page de gauche :] Il utilise mes arguments (privé, …).
Il me dit : “Peut-être en fait tout le monde ici ne se comporte avec toi que comme hôte.”
Me dit au passage que Nashwan & co me trouvent mal poli
[Je réponds] (“ça te regarde pas”).
Z : Mais tu es ici en tant que mon ami.
+ Il doit y avoir secret médical / recherche.
Ne veut pas comprendre les traits de sa personnalité qui ne vont pas. Fuit. Je finis par dire que de toute façon je m'en fous,tu fais ce que tu veux de ce que je dis, mais tu pourrais quand même t'excuser pour ton comportement.
Non, jamais, je n'ai pas de torts.
→ pas possible que tu résolves amitié entre nous si tu ne décides pas. (je parle d'avant la dernière engueulade).
[Ziad] parle d'amitié. amour. réciprocité. Reconnaissance.
Je le laisse moi, repars chercher Khaldoun.
Khaldoun fâché, Nasser est parti, Shadhwan ne veut plus. Je le convaincs [de partir quand même]
Voir page C014 dans La conversation avec Bassâm (18 septembre 2003).
Ma lettre du 17 septembre n'est qu'une suite de banalités sur la morale de l'amour (entre respect et possessivité…). Tout découle du contrat initial (Coup de foudre pour Ziad, 13-17 août 2003), à l'époque je n'ai aucun moyen de m'en échapper.
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