Page consacrée à l'épisode de mon premier terrain. Voir aussi l'affaire Bassâm survenue dix ans plus tard.
Dans l'histoire de mon premier séjour, Bassâm est le premier jeune du quartier à s'être désolidarisé de la mise en scène du Za'îm. Le 18 septembre 2003 Bassâm m'aborde sur le carrefour, nous prenons un café, et à ma grande surprise il déconstruit devant moi le mythe du Za'îm, en des termes bêtement sociologiques…
De cet épisode, je tirerai une analyse sur les limites de l'autorité du Za'îm et les différentes « scènes sociales » qui coexistent au Hawdh al-Ashraf (voir dans ma maîtrise (page 45)
J'exhume les pages correspondantes de mon carnet le 19 juin 2022 (J-53), en lien avec une réflexion sur le rôle de Khaldoun dans mon enquête (Une nuit sur la plage avec Khaldoun - épisode survenu juste après, le 19 septembre 2003).
Comme on le comprend dans les dernières lignes ci-dessous, Ziad avait été informé de cette conversation presque en temps réel, mais il n'ose pas insister sur ce point devant moi. Et je dissimulerai à mon tour cet aspect des choses dans ma maîtrise, en présentant le quartier comme un espace “stigmatisé”, donnant ainsi naissance à la théorie de “l'antagonisme sociologique”…
Le début de la page C012 montre mon état d'esprit juste avant cette conversation :
« Je commence à avoir un peu peur de la suite. Ziad est psychotique. J'ai peur qu'il décompense. J'ai peur qu'il devienne fou et qu'il me tue.
Discussion avec Bassâm, devant un jus
Personne n'est Za'îm, les jeunes détestent celui qui veut être Za'îm.
Le premier qui a commencé à se faire appeler Za'îm, c'est Fuwwâz, et Ziad c'était l'officier (الضابط - pas ça, autre terme aussi)
Et lui, “docteur” ou “l'avocat”, parce qu'il allait avec les jeunes, si démarche…
Ne correspond pas à un statut effectif, c'est juste une marque de respect, d'affection, et puis c'est pas celui qui choisit si on l'appelle comme ça.
Effet du vide (فراغ). pas de boulot, pas de rentrée d'argent. → les jeunes se concentrent sur des histoires, valorisent.
Vide cause problème.
Vol, bagarres, mais hors quartier.
Toi si tu veux, tu prends une chambre et tu leur ouvres, il viendront tous. Veulent un endroit pour qater (il pleut fort!).
[ C013 ]
Lui s'est présenté aux élections (indépendant). Arrêté à cause de situation jour [illisible]. Mais connu, les gens l'appellent docteur. Mais ne veut pas dominer les gens. Ça fait des problèmes.
Juste après ces notes, je pars pour Aden avec Khaldoun, à qui je parle de cette conversation que je viens d'avoir sur le carrefour. Cette escapade me permet de « prendre de la distance » - voir la page Une nuit sur la plage avec Khaldoun (19 septembre 2003) - et d'écrire un mail à mes proches pour donner enfin des nouvelles.
Quand je reprends mon carnet, je commence par insérer cette remarque sur la page de gauche, face aux notes de la veille (discussion avec Bassâm) :
« Dans la voiture avec Khaldoun, je lui expose tout ce qui m'intéresse dans cette histoire. Voir e-mail. »
Extrait dudit mail collectif, « Petite carte d'Aden et quelques nouvelles », le 21 septembre 2003 :
« Il y a trois jours, Ziad, mon meilleur copain à Ta'iz, m'a renié publiquement en déclarant que j'étais un ennemi de l'Islam. Ici comme ailleurs, il faut savoir lire entre les lignes. En fait, Ziad n'a pas très bien vécu que je fasse sa “psychanalyse sauvage”… Il m'a signifié ainsi que si l'on devait jouer au plus malin ce serait sur son propre terrain, celui du combat de coqs.
Il faut dire que Ziad n'est pas n'importe qui dans le quartier : c'est lui qui revendique avec le plus de force et de conviction le statut de “Za'im”, sorte de grand-frère exemplaire dont la vertu suffit à ce que son autorité soit reconnue… dans l'idéal. Alors quand il me chasse solennellement, il le fait au nom de l'ensemble de ceux que menace mon “influence néfaste” et notre différent devient une affaire de quartier.
Pour l'instant c'est moi qui ai l'avantage, puisque dès le lendemain tous les dits-jeunes du quartier m'ont signifié leur soutien. Ils me connaissent et savent le respect que je porte à l'Islam, et n'acceptent pas que Ziad se comporte de la sorte en leur nom. On dit en riant que je vais devenir Za'im à la place du Za'im…
Ceci dit la prudence est de mise, car les ragots vont bon train. Abdallah pense qu'en fait Nasser est du coté de Ziad, mais Abdallah répète tout à Ziad selon Nashouan ; Nashouan aurait dit, selon Ziad, qu'il me trouve mal poli… Là dedans, Bessam me sert de confident, mais Khaldoun dit de lui qu'il utilise beaucoup sa langue…
Voilà, en fait : j'ai atterri dans un sitcom.
Ca a l'air tout bête comme ça, mais ça m'a pris un mois et demi pour réaliser, c'est pas évident. »
À travers les dernières lignes de cet extrait, on comprend que Khaldoun m'a mis en garde sur la fait que Bassâm « utilise beaucoup sa langue ». Ce n'est donc pas - comme je l'expliquerai plus tard - une bataille rangée entre deux « milieux sociaux » (le quartier et les commerçants), opposés par un « clivage socio-économique ». C'est plutôt que je suis en train d'échapper à l'emprise de Ziad, d'affirmer ma propre subjectivité pour mettre fin à mon malaise. Comme on le devine à travers ces notes, les autres Yéménites accompagnent le mouvement avec plus ou moins de complaisance.
« Vendredi. Je sors vers 18h. Khaldoun & Co sont chez Khaldoun [à la boutique]. Passe au Mamlaka [pièce de Ziad], Ziad seul avec Walid. Me demande comment Aden. Pas grand chose à se dire. Mais je suis à l'aise, je réfléchis à la physique.
Bassam passe, je lui dis bonjour chaleureusement. Ziad lui demande tout de suite quand est-ce qu'il m'a vu pour la dernière fois. Je fais « Comment? », l'air un peu étonné. Ziad hésite, puis me fait signe : « Chose entre lui et moi ».
Bassam répond tranquillement qu'il m'a vu hier en début d'après-midi.
Bassam parle du boulot à Ziad, l'encourage à postuler. Ziad dit qu'il n'a pas envie.
Je sors, tombe sur Abdallah, on monte vers l'usine de l'eau, papote avec Bassam, mais Abd me presse d'aller voir le type des renseignements. En fait il veut discuter.
« Alors tu es pas énervé contre Ziad? T'es pas gêné? Ta lettre, il l'a fait lire à lui, puis à lui, puis à lui. Moi à ta place je serais en colère… »
⇒ Moi ça m'énerve pour le principe, mais ça ne me gêne pas.
⇒ Khalass, il fait ce qu'il veut, moi je ne suis plus responsable. S'il fait lire ma lettre à tout le monde, c'est qu'il ne me considère pas comme personne. → je ne porte plus de responsabilité.
(“Tu sais que on est tous au courant de votre relation, de tout ce que vous vous dites?”)
[Page de gauche] → [est-il] naïf? Ou c'est le jeu de Ziad? Ou le sien?
Avec Ziad ça a commencé j'étais étranger → je ne comprenais rien.
“Tu réalises qu'on vit dans un roman?”
Il y a le jeu des sourires, ce qu'on dit et ce qu'on ne dit pas.
On te fait marcher, luff wa dawrân.
Toi seulement.
“Héros de l'histoire, toi et Ziad, + héros secondaire, moi. Les autres participent sans savoir.
“Ziad et moi on en discute. Nu'allif hikâyat Mansour fî al-Yaman. [On écrit l'histoire de Mansour au Yémen].
[Page de gauche]
Qu'est-ce que [fait] Abdallah? In.
- Ambition dans le jeu. Intéressé (moi je peux être Za'îm si Ziad pas là).
- Ziad l'utilise pour renverser la situation et faire croire au complot, en tous cas garder un contrôle au moins de façade.
Moments : septembre 2003
Voir aussi : L'affaire Bassâm (2013)
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