Dire à Ziad ses « 4 vérités » (15 octobre 2003)

«  Je t’ai oublié, je suis venu refaire connaissance avec toi… »

Une semaine avant mon retour en France, je m’arrête dans le village de Ziad afin d’avoir un dernier échange avec lui. La discussion est tendue, compliquée par un lourd quiproquo (le basculement du 4 octobre, que Ziad n’a pas encore compris). Je repars finalement le soir-même, et quelques heures plus tard je prends ces notes sur mon grand cahier.
On sent bien que je m’intéresse surtout à mon propre réquisitoire, à sa cohérence discursive : une posture dont je ne possédais pas les clés théologiques à l’époque, faute d’éducation chrétienne explicite, et qui ne survivra pas à mon retour en France. Mais de fait, l’échange a l’épaisseur d’un véritable dialogue inter-religieux, où je fais à la fois les questions et les réponses. Quant à Ziad, il a la réaction d’un Yéménite un peu blasé, parfaitement normale dans ce genre de situation…
Mes notes se terminent sur une « idée d’intro » assez limpide, où je pose la morale de l’histoire, telle que je veux la raconter.

Publication intégrale le 12 février 2024, en lien avec mon texte « Tawhîd et intersexuation ». J'ai utilisé un premier extrait en novembre 2018 (accès direct), en lien avec mon chantier Scène Primitive. Mais c’est surtout dans le reste de l’échange que l’on perçoit la cohérence « chrétienne » de ma posture à cette date (posture qui me faisait encore honte en 2018, il faut croire…).

Notes pages C064 à C066 (transcription intégrale)

Page C064

[C064]
Le jeudi 15 octobre. Soir.
Arrivée à Shuwayfa vers 2h, avec mon qat, je fais la surprise à Ziad. Très bien habillé, costard chemise, propre sur lui. Je suis accueilli avec beaucoup d’exclamations. Tu m’as manqué… pourquoi t’as pas appelé. Moi je lui dis que je l’ai oublié, et je suis revenu pour refaire connaissance avec lui.
Demande des nouvelles sur mon voyage…
Je lui explique les découvertes dans mon rapport à la religion, mais la discussion l’embarasse. Il dit : « l’important, c’est que si tu cherches le vrai, tu le trouveras inchallah. » moi je lui dis franchement qu’il imagine depuis le début que je fais semblant sur cette question, mais c’est pas vrai. Puis : « Je suis pas venu ici pour parler religion, l’important c’est qu’on arrive au point où on comprend le point de désaccord, et je peux le poser en une phrase : je ne suis pas d’accord que la religion est une loi, ou pas seulement. Peut-être constitution, à la rigueur. Mais si tu t’imagines ça, tu rates le plus important.
On parle de sa situation. Me demande franchement 200 ou 300$ pour qu’il se marie. Je refuse d’abord indirectement, puis il insiste, donc franchement. Au passage je lui parle en général de cette société yéménite où tout le monde tient tout le monde en joue par l’argent, et les relations de dépendance. Tu donnes assez pour qu’ils ne dépendent pas de quelqu’un d’autre, pas assez pour qu’ils se libèrent de cette dépendance. Ex : Waddah avec son oncle.

Je lui parle de la progression dans la vie, vers plus de sagesse, plus de confiance de soi ; (c’est aussi progression spirituelle. ∃ progression dans la religion, c’est pas 0 ou 1.)
→ pour qu’il change d’environnement.

Résumé de la recherche
→ « plus de pb éthique. C’est mon histoire aussi maintenant. Ça me donne le droit d’écrire ce que je veux.
Jeunes. Situation en délinquents sur le retour. Restent dans ces histoires de Ca’id, ce n’est pas juste un reste. ∃ utilité. Fonction sociale.
0 : Effet du vide. Occupe leur esprit.
1 : fonction symbolique : image d’eux-mêmes plus gratifiante que celle que leur offrent les parvenus (→ me dit : mais eux ne sont pas les nâgihîn [ceux qui ont réussi], voleurs.)
Une seule main. Club Mamlaka [Le “royaume”, nom de la pièce de Ziad], on discute philo, le français, le Mossad…
2 : Fonction économique : Nassab [le “relationnel”] faute de mieux. Permet d’attraper quelques opportunités, comme le Français qui passe. À l’image des couches sup.
→ je parle des jeunes en général, s’applique à Ziad.

Ziad s’intéresse. Veut connaître la solution pour que les jeunes aient l’esprit de responsabilité. Pessimiste sur Nashwan (il finira par laisser tomber le boulot cette fois encore).

Conclus en parlant de la corruption : certains jeunes ont des mœurs corrompus.
Au dîner je parle de ma question morale : est-ce possible d’aimer qqn en qui on n’a pas confiance ? [Je continue: ] Oui si on arrive à comprendre dans quelle mesure la personne est faux-jeton → selon les domaines, édifier des limites.
Par exemple Ammar…
« Oui, Ammar, Ziad… », il dit.

Page C065

Extrait cité en novembre 2018, dans mon texte Qui m’a conduit au Hawdh ?).

Me propose d’aller acheter du qat, pour qater ce soir : il veut connaître les résultats de la recherche.
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En chemin [vers le souk], j’en viens à évoquer le problème avec Nabil
[=pseudo-tentative de viol, sur laquelle il n'y a plus aucun doute dans mon esprit à ce stade].
[Ziad me dit:] « Oui, je l’ai appelé parce que j’ai pensé que c’était la meilleure solution ».
[Je rétorque:] Non. Je ne sais pas pourquoi précisément, mais j’interprète que tu t’es laissé aller à continuer le petit jeu de compétition entre nous, tu es allé trop loin, sans responsabilité. [Tu] as mis en danger ma santé, mon honneur. Un type saoul, armé, qui veut me niquer, les mecs du quartier ça les effraie pas plus que ça, mais moi je suis pas habitué.
Depuis ce moment là, pas question de continuer de jouer avec toi. Je te permettrai pas que tu me chasses du quartier, que tu fasses courir des rumeurs, que tu manipules les gens derrière mon dos. Je ne suis pas revenu pour reprendre le jeu.
D’ailleurs, la logique voudrait que je ne revienne pas. Mais je me sens obligé d’être franc, bien que je sache que tu serais capable d’utiliser ce que je te dis pour faire un nouveau coup. Mais je ne veux pas garder de toi une image mauvaise. Je sais que tu as un bon fond, je veux juste en faire l’expérience avant de partir.
(Ziad a renoncé au qat, on revient).
« Bon, tu reviendras en France comme tu es venu, un enfant. Sans virilité. » Je reviendrai avec mes mœurs. J’ai de la virilité, ça ne me fait pas vouloir enculer tout le monde. « Qui t’a dit…(que la virilité c’était enculer…) ». Surpris.
Moi je m’en fous de te contrôler, ou de te comprendre, de saisir ton intimité. Je demande juste du respect et de la reconnaissance.

(Fin extrait 2018)

Me demande quand je reviens à Taez. Je dis a priori demain, je sais pas à quel heure. Mais veut que je parte maintenant. انت مزعج [tu es agaçant].

Mais ne me chasse pas précipitamment, s’assoit pour continuer la discussion. Je compense un peu, je dis que je sais que les intérêts n’ont pas été la raison principale, bons moments, … + je sais que tu pries avec sincérité.
[Ziad dit:] Je te laisse terminer ta recherche en paix. Ça ne sert à rien qu’on reste ensemble. Le degré de compréhension entre nous est devenu 0 %, pas d’intérêt dans la discussion.
[Je réponds:] « Je suis pas d’accord. Même là, on n’est pas d’accord mais on discute. »
[Ziad poursuit:] L’important, c’est que tu as profité de ton séjour pour faire une bonne recherche. On te souhaite le succès dans cette recherche.
[Je réponds:] « Et moi je te souhaite le succès النجاح , complet ! Mais tu trouveras une situation, tu es adapté à l’environnement… ».
On prend le sac. Si 0 %, ça n’a jamais été que ça, c’est juste qu’on ne savait pas. Et s’il y a manque de compréhension, c’est justement là que ça sert de discuter. La différence !
[Il répond:] « Mais pas possible d’être ami avec un type qui doute, qui a peur que je complote, enlèvement etc.… ». Moi je ne doute de rien, je sais juste ce qui s’est passé entre nous, sans aucun doute. Je sais que ça ne représente pas Ziad complètement.
S’adoucit peu à peu, pendant qu’on attend le taxi. L’important, reste avec les jeunes, Nashwan, Ammar, des types bien.
Moi je dis : « je reviendrai dans 1 an, je te convaincrai que la discussion entre nous est douce. »
- Mais moi je ne veux pas voir ta photo.
- « Et même pas que je voie la tienne ! C’est violent ! »
- Et ce que tu me dis, c’est pas violent ?
- « C’est vrai. »

On s’embrasse, je le serre par les épaules. Et lui dis : « tu as dit que tu veux me faire un cadeau. Si tu veux toujours, donne moi le keffieh. « Quand est-ce que tu montes à San’a ». 3 jours. On se voit avant que tu partes.

Ziad est de retour à Taez trois jours plus tard et nous avons un long échange, beaucoup plus apaisé.
Cette fois Ziad a compris. Il commence par me faire dire, avec insistance :
« Que Dieu vous excuse ! » (سامحكم الله) Et je le dis.
Voir également ma lettre du 18 octobre 2003 (le 3e § parle de Ziad).

Page C066

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Bref, discussion relativement calme, pas de violence (mais ça a toujours été comme ça, c’est Waddah qui est différent).
Doute, tendresse à la fin.

« Et pourtant je t’aime maintenant, mais comme être humain, pas comme l’étoile que je voyais au début. Et c’est peut-être ça qui a causé le problème. »
Il rit. On continue…
« Ou peut être c’est toi qui te prend pour une étoile. ». Moi je voulais être محاسب [comptable], je suis محاسب بلا عمل [comptable au chômage]. Ironie [? illisible].

Avant. Rappelle une phrase. « C’est ça, hein, les israéliens sont pourris (? illisible) par ce qu’ils ont vécu avant…

Idée d’intro. Derrière cette étude, il y a une amitié entre deux individus… C’est l’histoire d’un Français venu au Yémen avec l’obsession un peu infantile de s’attacher au Yémen, coute que coute. Il rencontre Amine, un yéménite fraichement diplômé, personnage ambitieux et complexe qui se prend d’affection pour le Français.
Amine est dans une phase de transition dans sa vie, il aspire à un « nouveau départ », et le Fraçnais est l’occasion rêvée pour se prouver qu’il n’est plus le même. Amine tient tellement au Français qu’il s’aventure à se présenter sous son plus beau jour, comme s’il repérsentait une sorte d’expérience test, qui déciderait de son avenir.
Situation confortable pour l’ethnologue, mais intenable affectivement.
Hausse développement sentiment de dépendance.
Lorsque je commence à vouloir prendre mon indépendance de lui, Ziad met en branle tout son savoir faire pour me ramener dans son giron. L’affaire devient une affaire de quartier…