Dans presque tous mes textes, même en amont de l’année 2011, j’évoquais ce moment mystérieux de ma première enquête en 2003. Le 15 septembre Ziad, le leader local qui m’avait accueilli dans son quartier un mois plus tôt, avait finalement décidé de m’en bannir - mais les jeunes du quartier s’étaient alors révoltés contre leur « grand frère ». Ils adoptaient finalement la même posture libérale que les commerçants, qui apparaissaient pourtant à l’opposé sociologiquement. Cet évènement dissolvait l'objet-même de mon enquête, d’où son caractère profondément déstabilisant.
À ce stade je parlais à peine le dialecte yéménite, et comprenais très peu ce qui se passait autour de moi. Aussi, cette séquence a longtemps gardé quelque chose de mystérieux.
L’élément déclencheur était tout-à-fait identifié : le fait que je tienne tête à Ziad au sein de son propre royaume, en date du 7 septembre (j’en parle dans ma maîtrise, en bas de la page 97).
Mais je ne comprenais pas bien :
⇒ Avec le recul, j'explique cette séquence de cette manière :
Florence Weber, à qui j’avais présenté la situation, m’avait fait cette réponse depuis la France, le 22 septembre :
« Je pense que le “choix” que les jeunes du quartier ont fait de vous contre votre ami est très violent pour ce dernier, et très dangereux pour tout le monde… Puis-je vous conseiller d'interrompre pour quelque temps votre présence, pour que votre ami puisse reprendre ses troupes en main? »
J’étais tout à fait conscient du problème, évidemment, mais en réalité je ne pouvais interrompre ma présence plus de quelques jours, pour une raison très simple : dès que je m’éloignais du quartier, on m’expliquait que mes interlocuteurs étaient des voyous, et on démolissait toute mon étude. Quand je revenais, les jeunes se montraient tout à fait raisonnables, mais ils passaient toute leur énergie à me décrire Ziad comme le pire des tyrans… En termes systémiques, la société yéménite m’avait piégé dans une double contrainte : dans un cas comme dans l’autre, je trahissais celui qui m’avait socialisé.
Ziad prit finalement le parti de se retirer dans son village, après s’être réconcilié formellement avec moi (voir la scène ici). Il aurait voulu que je passe le reste de mon séjour là-bas à ses côtés, seulement il ne restait qu’un mois avant mon vol retour, et je voulais comprendre ! Lui ne parvenait pas à m’expliquer, il paraissait déboussolé lui-même, et n’avait manifestement pas d’option à me proposer - à part peut-être que je me convertisse, que j’oublie la France et que je vive avec lui dans son village…
Donc j’ai continué d’enquêter à Taez en son absence, et finalement début octobre je m’étais replié à Sanaa auprès d’un cousin, avec lequel un rapport sexuel s’était instauré. Waddah était la seule personne qui soit à la fois extérieure et intérieure à cette histoire, la seule personne que je pouvais prendre à témoin de ce que j’avais vécu. J’avais résolu la double contrainte. C’est ainsi que j’ai pu mettre des mots, que mon mémoire a pu voir le jour. Mémoire dédicacé à Ziad, bien entendu…
Bien sûr en 2011, j’ai tout de suite vu le rapport : c’était un petit printemps arabe dans un verre d’eau ! J’ai commencé à utiliser cette expression, timidement. J’avais mauvaise conscience, c’était presque trop facile… Cela faisait huit ans que je me débattais avec les conséquences de cette histoire, et déjà quatre ans que je travaillais dans un cadre cybernétique :
« L'explication de type causal est, en général, positive. Nous disons, par exemple, que la boule de billard B s'est déplacée dans telle ou telle direction, parce que la boule de billard A l'a heurtée sous tel ou tel angle. Par contre l'explication de type cybernétique est toujours négative. Nous examinons d'abord quels sont les évènements qui auraient eu le plus de chances de se produire, pour nous demander ensuite pourquoi un grand nombre d'entre eux ne se sont pas réalisés, montrant ainsi que l'évènement particulier étudié était l'un des rares à pouvoir se produire effectivement. »
Finalement, il n’a jamais été possible de soutenir ma thèse. Je n’ai trouvé aucun allié, aucun soutien, aucun relecteur constructif, et j’ai finalement dû jeter l’éponge fin 2013. Le Yémen a basculé peu après dans la guerre. Il faut croire que ça ne pouvait se passer autrement1). De tout cela, j'ai tout de même tiré une perception très particulière de cette séquence, et du moment historique que nous traversons.
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