Pour saisir le nœud de mon enquête, l'abduction est un concept-clé.
(Se référer d'abord à la définition du glossaire).
« L’ethnographe* utilise l’abduction constamment sur le terrain, dès qu’il prétend déceler une loi sociologique générale derrière une observation particulière. »
J'en avais une conscience aiguë en tant que physicien, mais comment le négocier en tant qu'anthropologue?
⇒ Je reprends et commente ici les considérations de Gregory Bateson, aux pages 149-151 de La Nature et la Pensée (accès direct, 114Mo).
« Nous sommes à ce point habitués à l’univers dans lequel nous vivons et à nos petites façons de penser que nous nous rendons par exemple difficilement compte qu’il est en fait étonnant que l’abduction soit simplement possible. » (p.149)
À la recherche étrangère sur le Yémen, je reproche essentiellement de ne pas s'être suffisamment interrogé pourquoi l'abduction était possible : par quel miracle la société yéménite était-elle sociologiquement intelligible - sachant qu'en l'absence d'appareil statistique, cette sociologie ne serait jamais adossée à la moindre validation quantitative.
Cette réflexion m'a conduit à une critique de l'ère postcoloniale*, cette époque historique dont les sciences sociales sont la règle du jeu - où le langage des sciences sociales est utilisé à tous les niveaux, par les individus et par les groupes, afin de se constituer comme « peuple » et de jouir ainsi du « Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ».
Moi j'arrive au Yémen en 2003, avec l'ambition de faire des sciences sociales « vraiment scientifiques » - mais cela se termine comme on sait…
D'où l'importance de la remarque suivante de Bateson :
« On peut considérer l’anatomie et la physiologie du corps comme un vaste système abductif à chaque instant cohérent avec lui-même. » (p.150)
…Je me masturbe sous le regard de Waddah, intimement convaincu de gagner là ma crédibilité et ma place dans la société locale (ce qui sera confirmé par la suite de l'histoire) mais absolument incapable de dire pourquoi.
En fait, je sors de deux mois à me débattre, dans le quartier de son enfance, avec ma condition d'observateur occidental* ; deux mois à éprouver la mise en échec systématique de toutes mes tentatives d'interprétation sociologique, l'incapacité totale de penser ce que j'ai vécu.
« Je ne traiterai ici que d’un seul aspect de ce fait universel qu’est l’abduction : celui qui se rapporte à l’ordre de changement [qui peut] affecter l’épistémologie fondamentale, le caractère, le soi, etc.. Tout changement de notre épistémologie implique une modification de l’ensemble de notre système d’abductions. Nous devons accepter de traverser la possibilité menaçante de ce chaos où la pensée n’est plus possible. » (p.150)
Au fond, le geste permet de m'extraire de cette expérience subjective, extrêmement déstabilisante et douloureuse. Mais quels sont les paramètres anthropologiques de cette expérience?
Bateson envisage ensuite l'exemple du totémisme*, qu'il ramène à une forme d'abduction. Son raisonnement est transposable au cas yéménite, au prix de quelques ajustements :
« Chaque abduction peut être considérée comme une description double ou multiple d'un objet, d'un événement ou d'une séquence. Si j'examine à la fois l'organisation sociale d'une tribu australienne et le schéma des relations entre éléments naturels sur lequel est fondé le totémisme, je peux considérer que ces deux systèmes de connaissance sont reliés par une abduction, du fait qu'ils obéissent tous deux aux mêmes règles : on peut supposer à chaque fois que certains caractères formels de l'un auront dans l'autre leur reflet. »
Dans leur interaction avec moi, les Yéménites mobilisent une histoire intellectuelle où l'état de nature (fitra)° se définit par contraste avec le logos* (voir l'entrée hanbalisme du glossaire). Ainsi, les musulmans font l'expérience d'une redondance extrêmement forte entre nature humaine (fitra) et organisation sociale, mais ils comprennent tout autant la cohérence profonde des sociétés européennes, la redondance entre rationalités institutionnelles (logos) et organisation sociale moderne. En ce sens, on pourra ici décrire l'organisation sociale yéménite comme un double totémisme :
« Or, la répétition de ces caractéristiques implique aussi une certaine efficacité; elle se traduit, pour la population en question, par des injonctions : leurs idées sur la nature, aussi fantastiques qu’elles puissent être, sont soutenues par leur système social; et, à l’inverse, leur système social est soutenu par leurs idées sur la nature. Il devient donc très difficile pour eux, doublement guidés comme ils le sont, de changer leur vision de la nature ou de la société. Le bénéfice de leur stabilité, ils le paient par la rigidité de leur monde, ce réseau très complexe de présuppositions où ils vivent, selon ce qui est le lot de tous les êtres humains. Dans ce réseau, les présuppositions se soutiennent les unes les autres, de sorte qu'à l'inverse, le changement requiert diverses formes de contradiction ou de relâchement à l'intérieur même du réseau. »
Les Yéménites savent parfaitement le type de contraintes que leur fonctionnement fait peser sur un observateur européen (i.e. s'appuyant sur un totémisme du seul logos). Les témoins de l'histoire sauront parfaitement pourquoi je me masturbe dans les bras de Waddah (qui s'est lui-même identifié au Régime°) : je ne fais là que reproduire ce qu'ils avaient conscience de faire dans mon propre regard.
Donc ma masturbation me donne une place, mais bien sûr l'affaire n'est pas réglée pour autant : bon nombre de contraintes retombent dès lors sur Ziad, sur sa famille, et plus généralement sur le milieu dans lequel évolue l'ethnographe :
« De même, le milieu dans lequel un être vivant vit est encore un autre système abductif à cohérence interne, même si cette cohérence n’épouse pas terme à terme celle de l’organisme. Pour qu’il y ait changement, il faut que le nouveau satisfasse à une double exigence : l’exigence de cohérence interne à l’organisme, et l’exigence externe du milieu. Il en résulte que ce que j’ai appelé double description devient ici une double exigence, une double spécification. »
Dans la suite, Bateson évoque la dialectique du conservatisme et du changement dans l'évolution des espèces. Je ne sais pas pourquoi, ça me fait penser à l'Arabie Saoudite de Mohammed Ben Salman…
« Les possibilités de changement se subdivisent deux fois. Pour que l'être vivant subsiste, le changement doit toujours survenir selon des modes doublement définis. En gros, les exigences internes du corps seront conservatrices, car la survie du corps requiert que toute rupture ne soit pas trop grave. En revanche le milieu, par son changement même, peut exiger un changement plus profond dans l'organisme et le sacrifice de son conservatisme. »
Voir Mohammed ben Salmane, un prince au centre de l'échiquier - vidéo visionnée hier, qui aurait passé il y a peu pour de la science fiction.