Le christianisme de Ziad est le vrai nœud de cette histoire, le vrai non-dit et le vrai scandale. Il est ce dont nous ne savons pas quoi faire : ni moi, ni mes collègues anthropologues (j’étais encore en thèse à l’époque quand cette histoire a commencé), ni mes amis Yéménites, ni ma propre famille. D’ailleurs en général je n’insiste pas : l’histoire est assez compliquée déjà en elle-même, et c’est un détail assez tardif. Mais c’est un fait que depuis 2012 - c’est-à-dire depuis l’enlisement de la Révolution, Ziad s’identifie à Jésus ('îsâ), et annonce pour Taez l’imminence du Jugement Dernier.
Contribution de Ziad sur le groupe Facebook Révéler la vérité sur le Prophète de l'Islam, son dieu et ses enseignements :
Je veux rapporter ici les résultats de recherches archéologiques et historiques, selon lesquelles les manuscrits du Coran et la mention du nom de Muhammad comme messager, selon ces recherches spécialisées, ne sont pas apparus il y a 1450 ans. La recherche historique et archéologique indique au contraire que l'émergence des manuscrits islamiques et la mention du nom de Muhammad comme messager de Dieu sont apparus il y a environ 810 ans, avec le déclin de l'État omeyyade puis de l'État abbasside dans l'histoire islamique. Les érudits de l'archéologie et de l'histoire considèrent ainsi que l’histoire de Muhammad et de son message est venue au jour d’une toute autre manière que le récit qu’en ont fait les historiens musulmans. Sur la base des antiquités et des manuscrits, elle est apparue il y a environ 810 ans. L'histoire de Muhammad et de son message, selon le jugement scientifique des archéologues, semble être un mensonge soigneusement élaboré.
Pour ses proches, pour tous les Yéménites auxquels j’en parle, Ziad est d’abord et avant-tout un renégat : quelqu’un qui devrait être en France avec moi ; quelqu’un que la France a rendu fou et qu’elle a laissé derrière elle. Tant pis pour lui.
Mais ici en France, le christianisme de Ziad n’a jamais ému quiconque, dans mon milieu d’ascendance chrétienne, très majoritairement. Le christianisme de Ziad n’a jamais ému quiconque parmi mes interlocuteurs, fussent-ils chrétiens pratiquants : quand un fou montre la Lune, on regarde son doigt… On voit un jeune homme de bonne famille qui a été rendu fou par les Arabes ; qui n’a pas affronté ses contradictions, a préféré fuir au bout du monde, et n’a trouvé là-bas que des pauvres bougres, intéressés seulement par son argent. Des problèmes matériels et des problèmes psychologiques : on perçoit de cette histoire ce que permet le dualisme* de nos visions du monde. En sortir serait peut-être souhaitable, mais cela exigerait trop d’effort. Donc toutes mes histoires de Za’îm et d’islam, de christianisme ou de « matrice monothéiste »*, ne sont que des effets du vide, de l’oisiveté.1)
En fait pour qu’on m’écoute, il faudrait au préalable que j’abjure ma propre foi - qui pourtant n’intervient quasiment pas dans mon discours, mes analyses parfaitement laïques, peu importe : pour qu’on m’écoute, il faudrait d’abord que je sois raisonnable. Il faudrait que j’en revienne à mon sujet tel qu’il s’énonçait fin 2006, avant que ma recherche ne déraille manifestement (la mort de Nabil, l’internement de Ziad, ma propre conversion). Ainsi revenu à la raison, je pourrais assumer mon échec personnel dans cette thèse, traiter mes problèmes matériels en trouvant un job, et mes problèmes existentiels en voyant un psy.
Il y a quinze ans, leur point de vue était déjà le même. Ma conversion à l’islam ne leur posait pas problème en soi, bien sûr, mais ils s’inquiétaient pour moi… Ils trouvaient inquiétant que je retourne vivre chez ma mère, après la fin de ma bourse de thèse, que je ne demande pas les allocations chômage auxquelles j’avais droit, mais que je préfère vivre comme un moine, pour faire durer au maximum l’argent du prix Michel Seurat. Je parle ici de la période 2008-2013, les dernières années de ma thèse. De leur point de vue il y avait dans ce comportement une forme d’arrogance, peut-être du fait-même de sa cohérence. Et cette conversion à l’islam au milieu de ma thèse2), sur le fond oui, dérangeait : c’était une trahison.
Le comportement de Ziad, son identification à Jésus, remonte à la fin de cette période. En septembre 2012 j’obtiens son numéro de téléphone et je l’appelle (je ne lui avais pas parlé depuis deux ans…). Il voit ce numéro venu de France, décroche, et me parle d’emblée de l’ange Gabriel, qu’il veut se marier avec ma sœur, afin que leur enfant soit Dieu. Il évoque ses pouvoirs mentaux, qu’il peut me faire venir au Yémen d’un simple clignement de l’oeil… Son comportement était beaucoup plus digne quelques années plus tôt (extrait vidéo), mais le Printemps Arabes est passé par là. Ziad sait que là-bas, en Europe dans un monastère, un moine prie pour lui. Il sait bien que le moine n’a pas tourné la tête, qu’il voit autant que lui l’actualité, le monde en train de basculer. Alors Ziad, pour rester aux prises avec son destin, construit sa propre religion. C’est quelque chose de confus, mais ça tourne effectivement autour de Jésus, d’un Dieu le Fils, et de la Vierge Marie.
J’en parle à Florence Weber, qui me renvoie à Julien Bonhomme (elle vient de le recruter à l’ENS, comme ATER d’anthropologie) : « Lui saura vous dire pourquoi Ziad se prend pour Jésus… ». Julien Bonhomme botte en touche.
Moi à l’époque, je me débats dans les complexes de ma famille de gauche, et la honte de mon propre milieu. Je culpabilise de ne pas partager vraiment la condition des musulmans ordinaires, en gros, de ne pas être un prêtre ouvrier. Mon dernier voyage commence à dater : deux ans que Taez est en révolution, et que je reste accroché à ma thèse, persuadé qu’ils vont me contacter d’une semaine à l’autre pour les rejoindre, comme Régis Debray chez le Che Guevara… En réalité j’ai perdu le fil et je dois bien l’admettre : la tragédie qu’ils vivent n’est plus la mienne.
Ce qui me dérange le plus, finalement, c’est l’incohérence de ma position en France, vis-à-vis de la communauté musulmane. D’où mon installation à Sète, mon inscription à Pôle Emploi, mes péripéties de prof de maths, mes expériences de discrimination… Pendant que le Yémen s’enfonce dans le chaos, je suis pris au piège d’une fiction stupide, pour coller aux critères de l’engagement socialement acceptable. Aux prises avec des institutions, des entreprises, des particuliers, qui sentent quelque part que le Normalien se moque d’eux… Mais je ne me moque de personne, malheureusement.
Commentaires (…)
- Ziad : Mu’âdh, va faire des recherches et vérifier par toi-même, tu trouveras tout…
- Mu’âdh : Je n’y crois pas.
- Waddah : Ressaisis-toi Ziad, et respecte le Prophète Mohammed, sur lui la paix et le salut. Respecte l’islam, cesse de semer le doute sur la religion, l’histoire, et d’autres choses encore.
- Waddah : Ne les laisse pas jouer avec ta tête, ils t’ont programmé depuis de nombreuses années, t’ont orienté vers le christianisme de manière détournée, et toi mon pauvre tu ne comprends pas. Ce à quoi que tu en es réduit aujourd’hui, n’est que le fruit de ce qu’ils ont programmé bien en amont.
Dès cette époque, Ziad avait compris que les musulmans ne seraient jamais solidaires - et d’abord de lui-même : que dans son entourage, les Yéménites ne partageraient jamais son drame, n’y verraient qu’une alliance d’enquête* « pour les papiers », ayant mal tourné finalement comme tant d’autres mariages. Ensuite que les Maghrébins, de Sète ou de Région Parisienne, ne s’identifieraient jamais à lui : que cette affaire ne les concernerait jamais, quelque soit mon engagement auprès d’eux. Les musulmans n'accepteraient jamais que ma dette à son égard, contractée au nom de l'institution, les engage un peu aussi.
L'institution croyait à tout ça, et y croit toujours : l'observation participante*, la réflexivité d'enquête*, la page de gauche et à la page de droite, les vertus épistémiques de l'intersexuation… Cette institution, qu'ils connaissent très bien comme elle est, la remettre aux prises avec le réel? Sûrement pas! Ziad savait que les musulmans même au fin fond de la France trouveraient ma démarche douteuse, et ne la soutiendraient jamais.
Le christianisme de Ziad, en somme, est l’envers exact de mon propre engagement, de ma propre foi. Le couplage entre nos folies respectives (la schizophrène et l’ethnographique) trouve là aux yeux de tous sa réalisation explicite - mais ils n’entendent toujours pas… Ni l’effondrement du Moyen-Orient dans la guerre, ni la vague d’attentats, ni la crise démocratique ou le triomphe du Rassemblement National, rien n’y a fait depuis dix ans.
Si tu dois donner l’aumône, donne-la d’abord à celui que tu ne connais pas.3) Qu’il ne soit pas l’ami de ton voisin - un expert comptable clochard - mais qu’il soit la figure du pauvre. Et si par malheur le Sud (comme depuis 2011) s’obstinait à vous regarder dans les yeux, trouvez une autre cause : Sauvez la planète ! Projetez votre bonne conscience sur la Terre, pour la sauver dans une dernière étreinte ! Et surtout qu’aucun nom propre ne vienne vous tirer de votre amnésie, pas même celui de Jésus. Ainsi soit-il.
Profil facebook de
« Ziad al-Khodshy (fils d'al-Maryam) »,
avec ses contributions de décembre 2022.