(Nouvelle version rédigée à Jeddah, le 26 septembre 2022)
À la fin de mon premier terrain dans la société taezie en 2003, j’ai inventé une histoire de viol. Mais je n’en ai jamais parlé dans mes écrits, je ne l’ai même pas marqué dans mon carnet de terrain. Cette légende est restée entre moi et mes interlocuteurs : tous savaient qu’ils y avaient contribué, plus ou moins volontairement ; certains me considéraient comme un manipulateur, tandis que d’autres préféraient y croire vraiment. Au fond, cette fausse histoire de viol était une manière de m’adresser à la société locale dans son unité. Mais moi-même je ne le comprenais plus. J’avais fini par me considérer homosexuel, ma vie personnelle était détruite, et chaque année je revenais hanter les bords de ce rond-point. Ziad a alors compris qu’il devait disparaître, afin que l’histoire se révèle…
Ce texte présente deux incidents, survenus le 29 septembre et le 4 octobre 2003, où s’est jouée l’invention de cette légende.
À mon retour en France, je retrouve la maison de mes amis dans une exposition sur les juifs du Yémen.
Début octobre 2003, je suis à Sanaa pour quelques jours, et j’en ai profité pour prendre contact avec un jeune croisé une semaine plus tôt, à l’occasion des congés du 26 septembre (Fête Nationale). Waddah est un cousin de mes interlocuteurs : il a grandi dans le quartier où je viens de passer deux mois, mais il appartient à la branche sanaanie de la famille et il travaille maintenant dans une banque, parrainé par un haut responsable du Régime. Waddah est nostalgique, il a entendu parler de mon histoire dans le quartier et il voudrait en faire partie, donc il répond volontiers à toutes mes questions. Nous nous rencontrons d’abord le 2 octobre, nous mâchons le qat et nous passons la nuit chez l’un de ses amis, puis nous continuons la discussion. Le soir du deuxième jour de discussion, nous nous replions dans une maison traditionnelle de l’ancien quartier juif, prêtée par des amis français. La discussion se poursuit jusque tard : je fais donc un lit pour Waddah dans le salon, puis nous nous séparons.
Mais le 4 octobre au matin, peu avant l’aube, Waddah vient me réveiller depuis la porte de ma chambre, et me demande très poliment s’il peut me poser une question. Me voilà donc dans la cour de cette maison, debout en caleçon à côté de Waddah. Et là, sous la Lune, première surprise : Waddah me demande si je ne cherche pas à établir une relation sexuelle.
Manifestement il n’a pas dormi de la nuit, il s’est monté la tête et il veut me poser la question à froid, pour en avoir le cœur net. Or j’ai déjà été confronté à ce genre de situations, de manière récurrente tout au long de mon séjour : j’ai passé mon temps à me défendre d’être homosexuel et j’ai le sentiment d’avoir détruit mon terrain comme ça, en manquant de respect aux gens. En l’occurrence Waddah me parle avec confiance et je tiens à maintenir cette relation. Alors je l’attire vers le salon, et je lui propose une relation dans le respect, telle que je pourrais la concevoir.
Et là dans l’obscurité, une minute plus tard, deuxième surprise : Waddah me demande de me retourner. L’étreinte se transforme en lutte, jusqu’à ce que je parvienne à me dégager, et je tâtonne vers l’autre côté du salon. Allongé sur le dos, la tête qui mouline à cent à l’heure, je commence à re-parcourir le film de mon séjour…
Voilà l’affaire, l’interaction la plus grave de toute mon enquête. Ça ne s’est pas passé à Taez, mais dans la Capitale Sanaa. Ça ne s’est pas passé pendant mon terrain, mais précisément au moment où je me débattais pour en sortir. J’ajoute qu’il n’y a évidemment pas eu viol, mais que Waddah a été dépassé par les évènements : à la fois à l’échelle de ces deux jours, par l’intensité de mon intérêt pour son quartier, et à l’échelle de ces quelques minutes, par des gestes que sa pudeur yéménite ne pouvait supporter longtemps. Si Waddah a jamais songé à me violer, il n’y a jamais eu le moindre doute que c’était en situation de légitime défense.
La pleine lumière du jour inonde maintenant le salon, par les fenêtres d’albâtre, dans le territoire français de cette maison traditionnelle. La balle est maintenant dans mon camps, afin d’exclure définitivement toute ambiguïté. Je me lève, je me réconcilie avec Waddah, et finalement nous resterons ensemble les trois semaines suivantes. Je ne retournerai à Taez que pour dire au revoir et reprendre mes affaires, juste avant l’avion du retour.
Dans le mémoire de maîtrise que je dépose huit mois plus tard à l’Université Paris X - Nanterre, en bas de la page 110 il est écrit : « Je quitte Taez précipitamment le 30 septembre » Si j’ai inventé une histoire de viol, c’est à travers ce mot : « précipitamment ». Comme je viens de l’expliquer, je n’ai pas du tout quitté Taez dans l’urgence, mais dans mon esprit je faisais en fait référence à un autre incident survenu juste avant, le 29 septembre 2003.
L’incident implique Nabil, le frère aîné de cette famille (cousin de Waddah également). Nabil avait un poste important à la Municipalité de Taez, où il gérait personnellement l’inspection des souks du centre-ville. C’était une personnalité débonnaire et généreuse, mais qui incarnait un système corrompu aux yeux de beaucoup de gens, qui ne m’en parlaient pas forcément en bien. Pour sa part Nabil m’appréciait plutôt mais n’avait pas de temps à me consacrer : il laissait gérer les choses à son frère Ziad, plus éduqué, ainsi qu’aux jeunes du quartier. Or à ce stade de mon enquête, les jeunes n’écoutaient plus Ziad, et ce dernier avait finalement décidé de se retirer dans son village. Nabil se retrouvait donc de facto responsable de moi, mais les jeunes du quartier commençaient à médire sur Nabil à leur tour, sur l’oppression qu’il leur faisait subir en tant que « grand frère », et sur leur désir de liberté. J’étais un peu pris en otage par ces discours, ne pouvant mettre en doute la sincérité de leurs confessions, mais sentant bien que c’était en partie un jeu : les jeunes cherchaient à voir jusqu’où ils pouvaient aller avec moi.
C’est dans ce contexte que le 29 septembre au soir, je suis assis dans une ruelle du quartier avec une demi-douzaine de ces jeunes, m’entretenant avec eux sur leur vie, leurs espoirs et leurs frustrations… Voilà qu’un jeune cousin (Ammar) arrive précipitamment, qui affirme que Nabil me cherche, qu’il est sorti avec son arme, qu’il est en état d’ivresse et qu’il s’est mis en tête « d’enc… le Français ». Les jeunes se dispersent rapidement, à l’exception de l’un d’entre eux (Nashwân) qui vit seul avec sa mère et nous fait monter dans son appartement, moi et Ammar. Quelques instants plus tard effectivement, Nabil appelle Nashwan depuis la rue, qui lui répond depuis le balcon : « Non le Français n’est pas là, il est rentré chez lui… ». Nous restons tous les trois cachés dans l’ombre de cet appartement, plusieurs heures au cours desquelles ils continuent de se livrer à moi… Et si j’appelais Ziad dans son village, pour le prévenir de ce qui s’est passé ? Ils m’encouragent dans ce sens. Puis ils m’exfiltrent discrètement du quartier jusqu’aux avenues, où je prends un taxi.
C’est cet évènement qui me reste en mémoire huit mois plus tard, lorsque j’évoque mes derniers moments dans ce quartier. Mais dans mon carnet de terrain, l’incident représente à peine une ligne. En fait, ce type d’incident était permanent, entre les jeunes et Nabil, et parallèlement entre eux et moi, nous jouions au jeu du chat et de la souris. Je notais ces incidents les uns après les autres, totalement fasciné, incapable de saisir ce que j’observais au juste. D’un point de vue rationnel, c’était parfaitement irresponsable de rester, et pourtant je me sentais complètement en confiance.
D’ailleurs le lendemain (30 septembre), j’étais de nouveau avec mes compères dans la pièce de Ziad, dont nous attendions le retour. Au lieu de cela, c’est Nabil qui débarque et qui me tombe dessus : il me met au défi de répéter devant lui ce que j’ai dit à Ziad au téléphone… Petite montée d’adrénaline, mais je m’en sors par une pirouette : « Les jeunes jouent avec moi, ils m’empruntent des sous pour un oui ou pour un nom, moi je ne sais plus quoi penser… ». Nabil se calme : « Bon, à partir de maintenant, vous ne lui demandez plus un sou, c’est compris ? » et il s’en va. Nous respirons à nouveau, et les jeunes me félicitent de m’être ainsi placé sous sa protection. Ils pensent que j’ai compris les règles du jeu. Moi je pense que je suis juste en train de devenir fou. Un peu plus tard ce même après-midi, j’apprends que ma prof d’arabe Houda Ayoub est de passage à Sanaa. Je décide de faire une pause et d’aller lui faire une bise. Finalement je ne reviendrai pas.
Quand je repasse dire au revoir à Ziad dans son village (15 octobre 2003), je n’ai pas de mots assez durs contre lui : il m’a livré à la violence de son frère, il est complice d’un système de viol généralisé… En deux semaines à peine aux côtés de Waddah, j’ai déjà retrouvé mes certitudes. J’ai besoin de croire à cette histoire de viol, parce que les rapports avec Waddah ne sont pas faciles, et parce que j’ai besoin de nommer le piège qui l’a attaché à moi : cette obsession patriarcale qui l’a conduit à se déshonorer. Nabil est donc assigné au côté obscur, et sa « tentative de viol » devient le symbole du Régime… Pour autant une semaine plus tard je rentre en France, et c’est une histoire très différente que je raconte dans mon mémoire. Au fil de l’écriture et de l’analyse, Ziad émerge comme le seul véritable héros.
Chantier Jeddah : استقبال ورشة جدة
(ou en traduction automatique)
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