Une disparition de l’intelligence juive ?

En lien avec mon teaser, où j'explique que « les musulmans diplômés se comportent comme des juifs »…

Je sollicite ces pages d'Emmanuel Todd, donnant des éléments de cadrage quant au poids démographique des juifs dans les élites états-uniennes : toujours sur-représentés mais en net recul. Extrait tiré de La défaite de l’Occident (Gallimard 2024), chapitre 10 sur « La bande de Washington » (juste après la section « La fin des WASP »).

Une disparition de l’intelligence juive ?
Je précise tout d’abord, pour éviter de nouveau un malentendu, que je suis moi-même d’origine juive, bretonne et anglaise, et fort satisfait de ces trois origines.
Les Juifs constituent 1,7 % de la population américaine. Nous en avons rencontré une proportion très supérieure parmi les membres de l’administration Biden, particulièrement chez ceux qui s’occupent de la politique étrangère. La même surreprésentation s’observe dans le Board of Directors du think tank de politique étrangère le plus prestigieux, le Council on Foreign Relations : près d’un tiers de ses trente-quatre membres sont juifs. En 2010, le classement Forbes faisait apparaître que, parmi les cent premières fortunes des États-Unis, il y avait 30 % de Juifs. On a l’impression d’être à Budapest au début des années 1930. L’interprétation de ce fait est d’ailleurs la même : afin d’expliquer une forte surreprésentation des Juifs dans les catégories supérieures d’une société donnée, nous devons d’abord chercher, et le plus souvent trouver, une faiblesse éducative dans la population générale, qui a permis à l’intensité éducative de la religion juive de se manifester pleinement. Cette condition, on l’a vu, est parfaitement remplie par l’Amérique actuelle, comme elle le fut par l’Europe centrale et orientale des années 1800-1930. L’importance relative des Juifs aux États-Unis, jusqu’à une période récente, est l’un des effets de l’étiolement de la préoccupation éducative des protestants. Privée de la concurrence protestante, l’insistance des Juifs sur l’éducation a pu produire dans l’Amérique des années 1965-2010 le même genre d’effet massif qu’elle avait produit dans l’Europe centrale et orientale faiblement alphabétisée du XIXe siècle. L’Histoire toutefois continue, en particulier celle du judaïsme aux États-Unis. La montée en puissance éducative des Américains d’origine asiatique a mis fin à la situation de vide concurrentiel des années 1965-2010.
Un article saisissant du magazine en ligne Tablet (un magazine juif) montre à quel point la tendance actuelle est aujourd’hui à l’effacement de la centralité des Juifs aux États-Unis. « Le titre de l’article, « The Vanishing », daté du 1er mars 2023 et signé Jacob Savage, est plutôt catastrophiste. L’auteur constate que « dans le monde universitaire, à Hollywood, à Washington et même à New York, partout où les Juifs américains avaient réussi à s’imposer, leur influence est en net recul ». Une série d’exemples tout à fait frappants illustre son propos : chez les boomers, les Juifs représentaient 21 % des universitaires dans les meilleurs établissements ; chez les moins de 30 ans, ils n’en représentent plus que 4 % ; ils ne fournissent plus que 7 % des étudiants des universités de l’Ivy League, autrement dit moins que le quota de 10 % maximum que leur imposait jadis le numerus clausus levé à la fin des années 1950. « Harvard est passé de 25 % de Juifs dans les années 1990 et 2000 à moins de 10 % aujourd’hui », déplore Savage.
Le déclin frappe d’autres sphères que l’Université : « À New York, siège du pouvoir politique des Juifs américains, il n’y a presque plus de Juifs au pouvoir. Il y a dix ans, la ville comptait cinq membres juifs au Congrès, un maire juif, deux présidents juifs d’arrondissement et 14 membres juifs au conseil municipal. Aujourd’hui, il ne reste plus que deux membres du Congrès et un seul président d’arrondissement. Seuls six Juifs siègent au conseil municipal, qui compte 51 membres. » Historiquement, nous apprend Savage, les Juifs étaient aussi surreprésentés parmi les juges fédéraux. Alors qu’ils ne forment que 2,5 % de la population (pour moi 1,7 %, mais je préfère ne pas altérer sa série comparative ; la définition de qui est ou n’est pas juif est toujours discutable), ils comptaient au moins 20 % des juges fédéraux. Or, parmi les cent quatorze juges nommés par Biden au moment où cet article a été écrit, huit ou neuf seulement étaient juifs (donc 7 ou 8 %, ce qui serait quand même toujours une surreprésentation).
Même recul à Hollywood, enfin : hormis quelques vestiges d’un autre temps, comme Steven Spielberg, James Gray ou Jerry Seinfeld, on n’y trouve plus guère de grands réalisateurs, ni même de grands scénaristes d’origine juive. Le texte se conclut sur une réflexion qui, dans le contexte actuel, prend une saveur particulière : « Si Poutine ou Orban réduisaient de 50 % la population juive de leurs universités, l’ADL [Anti-Defamation League, une ONG qui aide les Juifs à lutter contre la discrimination] pousserait les hauts cris. Mais Harvard et Yale peuvent, comme par magie, perdre près de la moitié de leurs étudiants juifs en moins de dix ans, et nous nous taisons. »
Savage dénonce le retour d’une discrimination à l’encontre des Juifs. Je n’y crois pas un instant. Je ne vois pas du tout pourquoi les Blancs se mettraient à leur préférer les Asiatiques. L’interprétation la plus vraisemblable est que, longtemps avantagés par une religion très favorable à l’éducation, les Juifs américains se sont finalement tellement bien assimilés qu’ils ont été aspirés par le déclin religieux et intellectuel américain. Leur assimilation est mesurable par le taux de mariages mixtes : les Juifs mariés avant 1980 ne l’étaient à un non-Juif que dans 18 % des cas. Parmi ceux qui ont convolé entre 2010 et 2020, l’exogamie ethnoreligieuse était déjà de 61 %. Je doute que le déclin américain ait épargné les 39 % de couples endogames qui subsistent. J’ai parlé d’un protestantisme zéro, puis d’un catholicisme zéro ; pourquoi ne pas concevoir, dans le cas des États-Unis (et ailleurs), un judaïsme zéro ? Le concept serait utile pour analyser un éventuel déclin éducatif chez les Juifs eux-mêmes.
J’ai abondamment cité cet article parce qu’il ouvre un champ de réflexion innovant. J’avoue cependant que je n’ai qu’une confiance relative dans les chiffres dont il fait état et dans ses conclusions. Et de toute façon, dans le groupe dirigeant actuel, et particulièrement dans la fraction dédiée à la guerre [d'Ukraine], les Américains d’origine juive sont toujours surreprésentés – effet retard de carrières qui culminent.

Entretien sur La défaite de l’Occident (extrait 2 min 30) :
« Le plus important est d'abord d'accepter les données : le développement d’une éducation supérieure de masse est dans les faits compatible avec une chute du niveau éducatif moyen. Et je laisse ce sujet à une génération de jeunes chercheurs, qui va nous expliquer comment c’est possible… ».

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