fr:explorer:auteurs:gregory_bateson:intersexuation
La notion arabe d’intersexuation (kh-n-th) fait écho à une idée fondamentale chez Gregory Bateson : « Deux descriptions valent mieux qu’une ». En particulier dans son testament intellectuel, La Nature et la Pensée : cette idée toute simple a donné naissance à l’ensemble du livre - comme il l'explique au début du chapitre 3 (p.73, après deux chapitres introductifs).
En tant que biologiste, Gregory Bateson nous apprend à voir à quel point la nature fonctionne de cette manière, partout et tout le temps : elle entretient deux histoires parallèles, et tire des informations précises de leur comparaison. Ça se passe comme ça dans la reproduction sexuée, qui repose sur la comparaison de deux brins d’ADN largement redondants (voir section 3.7, p. 84).
Mais ce fonctionnement va beaucoup plus loin : vision binoculaire, sommation synaptique, phénomènes de moiré… (vous n’avez qu’à feuilleter le chapitre 3). C’est une loi épistémologique très générale.
L’explication elle-même relève de ce phénomène : elle est la cartographie d’une description sur une tautologie*.
Si vous êtes entré dans mon wiki par la petite porte (en cliquant sur la clé tout en bas), vous êtes en train de faire précisément cette expérience : vous redécouvrez mon histoire à partir d’une tautologie, que je nomme « intersexuation ». Et si tout se passe bien, vous en tirez un certain plaisir intellectuel.
En tant qu’anthropologue, Bateson nous apprend aussi à voir cette loi à l’œuvre dans la vie sociale. Mais pour les Yéménites c’est une évidence - ils n’ont pas besoin des anthropologues! Au Yémen, quasiment toute la vie sociale repose sur deux narrations entretenues parallèlement, dans le monde des hommes et dans le monde des femmes. Toutes les valeurs yéménites, notamment religieuses, sont organisées pour permettre cette séparation des sphères. Parfois les récits se rejoignent - dans la sphère familiale essentiellement - en générant un intense bonheur. La plupart des Yéménites ne conçoivent pas qu’on puisse vivre autrement, et ils nous plaignent beaucoup…
Mais évidemment, ce fonctionnement n’est pas évident à saisir de l’extérieur et pour une personne isolée, surtout de sexe masculin. Les chemins détournés que j’ai emprunté pour comprendre, là est tout le paradoxe de mon enquête. Subjectivement, j’ai investi ce que j’appelais alors « homosexualité » (dans ma vie personnelle) ou « homoérotisme »* (dans mon travail) - ce qui dans le dialecte yéménite était associé au champ lexical de l’intersexuation (racine kh-n-th). J’ai appris peu à peu ces lois épistémologiques fondamentales en observant la société, en spéculant sur les rapports entre interaction et histoire sociale, tout en apprenant à gérer mon propre engagement.
Quand Abdallah emploie cette notion, pour la première fois devant moi, il utilise d’abord cette formule : « Le jinn m’a intersexué » (voir l’anecdote Ma tentative d’entretien enregistré). L’image ici n’est pas simplement sexuelle. Le problème n’est pas que le Jinn vous pénètre sexuellement, le problème est qu’il vous fasse sentir l’envers des choses…
Dans le Coran comme dans la Bible, Satan incite Adam et Eve à approcher l’Arbre de la Connaissance, que Dieu leur a explicitement interdit (Coran 2:35). S’étant détournés de Son regard, ils tombent dans la désobéissance et sortent ainsi du Paradis. Et ceci, juste parce que Satan leur a fait connaître quelque chose qu’il ne devaient pas connaître.
Si Satan vous fait toucher l’envers de votre visage, vous ne pourrez plus le tendre vers Dieu…
Bateson énumère ces situations où « deux descriptions valent mieux qu’une », et le troisième chapitre se termine sur le cas de « l’explication vide » - ou du « principe dormitif », d'après Le malade imaginaire de Molière (p.92) - qu’on appelle plus couramment erreur du concret mal placé. Une puissante critique du dualisme* cartésien qui nous aveugle.
Pour la même raison, l’islam recommande au croyant de ne pas toucher son sexe avec sa main droite : cela fait partie de l’éducation intime (sur la base de nombreuses traditions attribuées au Prophète Mohammed - voir par exemple le site Islam Q&A).
En fait, la notion d’intersexuation est intimement liée à celle de masturbation (section Processus) : un plaisir sexuel (c'est-à-dire rencontre du masculin et du féminin) éludant la confrontation au monde.
fr:explorer:auteurs:gregory_bateson:intersexuation