29 avril - 3 mai 2023
(Dossier Michel Foucault)
Les suivantes (las Meninas en espagnol) de Vélasquez (1656), l’une des toiles les plus commentées de la peinture occidentale, notamment par le philosophe Michel Foucault dans le premier chapitre de Les mots et les choses (1966). Initialement, le tableau représentait la fille du roi Philippe IV, alors héritière du trône d’Espagne, entourée de plusieurs personnages de la cour, avec le roi et la reine en arrière-plan. Après la naissance d’un héritier mâle, le tableau intègre les appartements privés du roi et est modifié en conséquence : Velasquez se peint lui-même à gauche du tableau, le pinceau suspendu, en train de peindre le couple royal visible dans un miroir au fond de la pièce (là où le spectateur s’attendrait à se voir lui-même). Le tableau change de sens : il capture alors l’intimité de la famille royale et les coulisses de la représentation, tels que le roi et la reine sont censés les voir eux-mêmes. Dans ce dispositif, Michel Foucault a vu la captation des subjectivités par le pouvoir, annonciatrice d’une modernité caractérisée par l’absence fondamentale du sujet.
Si mon enquête au Yémen était une toile, sa composition serait un peu la même. Dans la partie droite, des hommes yéménites, faisant face depuis vingt ans au spectateur du tableau. Dans la partie gauche, l’ethnographe représenté en octobre 2003, instant de fixation de sa première étude, première représentation. L’artiste est allongé sur le dos, regardant ses personnages la tête renversée. Il est positionné entre Waddah et Nabil, dont la contribution exacte au dispositif reste hors cadre, mais qui regardent néanmoins le spectateur en face, comme par anticipation. La main droite de l’artiste, occupée l’instant d’avant à remplir les pages droite et gauche du carnet de terrain, est à présent posée sur son sexe.
La « culture occidentale » n’est pas une culture comme les autres, surtout quand on la considère dans ses rapports avec la « culture islamique »1). L’aire culturelle pertinente d’un point de vue anthropologique, c’est la culture monothéiste - je milite en tous cas pour que cette hypothèse soit envisagée. Dans cette approche, la « culture occidentale » est en fait le produit d’un double processus, ou d’un processus en deux étapes :
Dans le refoulement de l’aventure coloniale depuis 1945, la « repentance »2) s’est focalisée sur la deuxième étape, tandis que la première tombait simplement dans l’oubli. La construction nationale des pays arabes impliquait l’innocence originelle d’une culture, dont l’étude tombait parallèlement dans le giron de l’anthropologie (après disqualification de l’Orientialisme). Il y avait consensus pour faire comme si le monde arabe formait une culture autre - à la manière des Amérindiens ou des Papous de Nouvelle-Guinée - et donc de lui appliquer la fameuse méthode des anthropologues par « observation participante »*. Mais dans l’incident inaugural de mon enquête, je suis rattrapé par cette configuration historique, et c’est avec ce non-dit que je me débats depuis vingt ans.3)
Représenter la représentation : la tentation est constitutive de la subjectivité occidentale, dans les arts comme dans l’objectivité scientifique. Nous sommes partis sur le terrain avec le projet d’une anthropologie symétrique et réflexive, fondée sur des interactions intellectuelles égalitaires - et nous les avons trouvées. Il s’agit maintenant de les regarder en face.
Tout le problème de cette toile est que le regard du spectateur consente à s’y poser, pour contempler l’histoire sous cet angle : qu’il consente à mettre en perspective la page de gauche et la page de droite, comme je l’ai fait moi-même sur le moment :
La violence patriarcale incarnée par Nabil, la brutalité catégorielle incarnée par Waddah : deux faces d’un régime° auquel j’avais conscience de participer, qui s’étaient incarnés progressivement en ces deux personnes extérieures à mon enquête. Mes interlocuteurs et moi exportions ainsi les contradictions de nos rapports, et je le savais au fond de moi. En 2003, j’ai vu le Printemps Arabe dans un verre d’eau. Avaient-ils cru m’aveugler, en me mettant à la place du roi ? Je leur renvoyais au visage ce geste, prenant place instinctivement dans un jeu de rôles, et désamorçais ainsi l’impasse de ma propre représentation.
Accessoirement, je prenais place aussi dans cette famille, aux yeux de tous. Comme le tableau de Velasquez une fois remanié, la représentation donnait maintenant sur des appartements privés, leur honneur pris en otage, leur regard convoqué pour toujours. (Je renvoie à l’arbre généalogique pour comprendre la position de ces différents cousins vis-à-vis de Maryam, la grand-mère maternelle de Ziad).
Le spectateur doit comprendre que ce geste n’était pas un accident, qu’il signait l’impasse de la représentation, la disparition terminale du sujet diagnostiquée par Foucault. Mais une impasse que les fuites en avant - qu’elles soient féministes ou homosexuelles, nationalistes ou identitaires - ne sauraient suffire à résoudre en elles-mêmes. Or tout autour de moi, je ne vois que ce genre de tentatives, et chaque fois elles me ramènent à ce geste, à ce tableau que je ne cesse de retoucher depuis vingt ans. Peu à peu, les paysages en filigrane cèdent la place à l’intensité des regards, à leur fixité, auxquels répond ce geste irréparable. Indéniable objectivité d’une configuration.
En cet instant suspendu où je prends place parmi mes observations, où ma main droite lâche le stylo pour se poser sur mon sexe, je sais pertinemment qu’ils me regardent. À cet instant où je m’enroule des feuilles de mes carnets, dans l’enfermement masturbatoire de ma subjectivité, j’accède pour la première fois à l’être, et je regarde le spectateur moi aussi.
Sanaa, octobre 2003.
Ma recherche scientifique est bornée par cette expérience masturbatoire : par opposition aux littéraires*, c’est sur cette reconnaissance que j’ai construit la scientificité de mon étude.
Voir également : Intersexuation et mises en abîme
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