Le 7 novembre 2024
Pier Paolo Pasolini (1922-1975).
Je redécouvre ces jours-ci la force de sa prose, à travers les Lettres luthériennes, recueil de textes publiés dans plusieurs journaux italiens au cours de l'année 1975, soit juste avant la mort de l'auteur (2 novembre 1975). Je reproduis ci-dessous La jeunesse malheureuse, texte d'ouverture particulièrement percutant, inédit au moment de la publication du livre (1976).
⇒ J'ai besoin d'étudier ce texte, d'en déplier les implications philosophiques et surtout théologiques, afin de me positionner face à lui.
Tous les titres sont ajoutés par moi.
Pointillés au début (…) quand j'ai dû ajouter un saut de ligne.
Commentaire en cours.
J’ai posé ce découpage hier (7 novembre) ; je vais maintenant insérer mes remarques après chaque tronçon du texte, sur la manière dont je le comprends, dont je le reçois. Cela devrait permettre de mieux appréhender le déplacement qui s’opère, à la fois dans ma conversion (de 2007 à 2024) et dans le demi-siècle qui nous sépare (de 1975 à 2025).
« Un des thèmes les plus mystérieux du théâtre tragique grec est celui de la prédestination des fils à payer les fautes des pères.
Il importe peu que les fils soient bons, innocents, pieux : si leurs pères ont péché, ils doivent être punis.
C’est le chœur, un chœur démocratique, qui se dit le dépositaire de cette vérité. Elle lui apparaît tellement naturelle qu’il l’énonce sans préambules ni illustrations. J’avoue que ce thème du théâtre grec, je l’ai toujours considéré comme quelque chose d’étranger à mon savoir, advenu « ailleurs » et dans un « autre temps ». Non sans une certaine naïveté d’élève, j’ai toujours considéré ce thème comme absurde et tout aussi naïf, « anthropologiquement » naïf.
Plus tard le moment est venu, dans ma vie, où j’ai dû admettre que j’appartenais sans remède à la génération des pères. Sans remède, puisque non seulement les fils sont nés, non seulement ils ont grandi, mais ils sont parvenus à l’âge de raison : leur destin, par conséquent, commence à être inéluctablement celui qu’il doit être, les faisant adultes.
Au cours de ces dernières années, je les ai longuement observés, ces fils. En définitive, mon jugement, bien qu’il me paraisse à moi-même injuste et impitoyable, aboutit à une condamnation. Je me suis beaucoup efforcé de comprendre, de feindre de ne pas comprendre, de m’appuyer sur les exceptions, d’espérer quelque changement, de considérer leur réalité comme une donnée historique, c’est-à-dire en dehors de tout jugement subjectif fondé sur le bien et le mal. Effort inutile. Mon sentiment est qu’ils doivent être condamnés. On ne peut pas changer les sentiments. Ce sont eux qui sont historiques. C’est ce qu’on ressent qui est réel – malgré tous les faux-semblants dont nous pouvons user avec nous-mêmes. À la fin, c’est-à-dire aujourd’hui, en ces premiers jours de 1975, mon sentiment, je le répète, est qu’il faut les condamner. Mais puisque le mot « condamnation » est sans doute mal employé ici (car il est peut-être dicté par la référence que j’ai faite, en commençant, au contexte linguistique du théâtre grec), je vais devoir mieux l’expliquer. Plutôt que le sentiment d’une condamnation, en effet, j’ai celui d’une « cessation d’amour ». Et celle-ci, justement, donne lieu non pas à une « haine », mais à une « condamnation ».
J’ai quelque chose de général, d’immense, d’obscur, à reprocher aux fils. Quelque chose qui reste en deçà de la verbalité, se manifestant d’une manière irrationnelle, dans le simple fait d’exister, de « ressentir quelque chose ». Or, puisque je condamne les fils – moi, père idéal, père historique –, il est naturel qu’en conséquence j’accepte de quelque manière l’idée de leur punition.
Pour la première fois de ma vie, je parviens ainsi à libérer dans ma conscience, par un mécanisme intime et personnel, cette fatalité terrible et abstraite qu’énonce le chœur athénien, lorsqu’il renforce l’idée que la « punition des fils » est naturelle. Seulement, le chœur, doué d’une si grande, si profonde immémoriale sagesse, enfouie dans la mémoire, ajoutait que la faute pour laquelle les fils étaient punis, c’était la « faute des pères ».
Eh bien, je n’hésite pas un seul instant à l’admettre, à assumer cette faute personnellement. Si je condamne les fils (à cause d’une cessation de mon amour pour eux), et si je suppose par conséquent leur punition, je n’ai pas le moindre doute que cela arrive par ma faute. Puisque je suis père. Puisque je suis l’un des pères. Un de ces pères qui se sont rendus responsables, d’abord du fascisme, ensuite d’un régime clérical-fasciste et faussement démocratique, et qui ont fini par accepter la nouvelle forme du pouvoir, le pouvoir de la société de consommation, le dernier des désastres, désastre de tous les désastres.
La faute des pères que les fils doivent payer, c’est donc le « fascisme », aussi bien sous ses formes archaïques que sous ses formes totalement nouvelles (nouvelles sans équivalents possibles dans le passé ?).
J’ai des difficultés à admettre que là est la « faute », et peut-être aussi pour des raisons privées et subjectives. Personnellement, j’ai toujours été antifasciste, et je n’ai jamais accepté non plus le nouveau pouvoir dont parlait Marx en réalité, prophétiquement, dans le Manifeste, tout en croyant parler du capitalisme de son temps. Il y a à mon avis quelque chose de conformiste et de trop logique – c’est-à-dire de non historique – à identifier la faute avec cela.
Je sens déjà autour de moi le « scandale des pédants », suivi de leur chantage, devant ce que je vais dire. J’entends déjà leurs argumentations : est passéiste, réactionnaire, ennemi du peuple, quiconque ne sait pas comprendre les éléments de nouveauté, même dramatiques, qu’il y a dans les fils, quiconque ne sait pas comprendre que, de toute manière, ils sont la vie. Eh bien, pour commencer, je pense que moi aussi j’ai le droit de vivre ; car, tout en étant un père, je ne cesse pas pour autant d’être un fils. De plus, ma vie peut se manifester remarquablement, par exemple dans le courage que j’aurai de révéler à ces nouveaux fils ce que je ressens réellement à leur égard. La vie consiste avant toute chose dans l’exercice imperturbable de la raison ; sûrement pas dans les partis pris, moins encore dans le parti pris de la vie, qui est pur « indifférentisme ». Mieux vaut être ennemi du peuple qu’ennemi de la réalité.
Les fils qui nous entourent, surtout les plus jeunes, les adolescents, sont presque tous des monstres. Leur aspect physique est presque terrifiant, et, lorsqu’il ne l’est pas, il est fastidieusement triste. D’horribles toisons, des chevelures caricaturales, des teints pâles, des yeux éteints. Ce sont les masques de quelque initiation barbare, mais barbare d’une manière bien morne. Ou bien ce sont les masques d’une intégration diligente et inconsciente, qui n’éveille pas la compassion.
Après avoir élevé entre eux et les pères des barrières tendant à reléguer ceux-ci dans un ghetto, ils se sont retrouvés eux-mêmes enfermés dans un ghetto opposé. Au mieux, ils agrippent les barbelés qui clôturent le ghetto, en regardant vers nous, qui sommes encore et malgré tout des hommes, comme des mendiants désespérés nous demandant quelque chose du seul regard, puisqu’ils n’ont ni le courage ni sans doute la capacité de parler.
…Quant à ceux qui ne sont ni les meilleurs ni les pires (et ils se comptent par millions), ils n’ont aucune expression : ils sont l’ambiguïté incarnée. Leur regard fuit, leur pensée est perpétuellement ailleurs, ils ont trop de respect ou trop de mépris à la fois, trop de patience ou d’impatience. Ils ont appris quelque chose de plus par rapport à ceux qui avaient le même âge il y a plus de dix ou vingt ans. Mais pas assez. L’intégration n’est plus un problème moral, la révolte s’est codifiée.
…Au pire, ce sont de véritables criminels. Combien sont ces criminels ? En réalité, presque tous pourraient l’être. Il n’y a pas un groupe de jeunes, que l’on rencontre dans la rue, qui ne pourrait être un groupe de criminels. Aucune lumière dans leurs yeux ; leurs traits sont des traits altérés, qui les font ressembler à des automates, sans que rien de personnel ne vienne les marquer de l’intérieur. Leur stéréotypie les rend suspects. Leur silence peut précéder une anxieuse demande de secours (quel secours ?) ou bien un coup de couteau. Ils n’ont plus la maîtrise de leurs actes, de leurs muscles dirait-on même. Ils ne savent pas trop quelle est la distance entre la cause et l’effet. Sous l’apparence tout extérieure d’une plus grande instruction scolaire et d’une meilleure condition de vie – ils ont régressé jusqu’à l’état brut du primitif. S’il est vrai que d’un côté ils parlent mieux, ou plus exactement qu’ils ont assimilé l’abject italien moyen, d’un autre côté qu’ils sont presque aphasiques : ils parlent de vieux dialectes incompréhensibles, voire ils se taisent, poussant de temps à autre des hurlements gutturaux et des interjections ayant toutes un caractère obscène. Ils ne savent sourire ni rire. Ils ne savent que ricaner ou rire grossièrement.
…Dans cette masse énorme (surtout typique, encore une fois, de ce Centre-Sud tellement désarmé) il y a de nobles élites [en français dans le texte] auxquelles appartiennent naturellement les enfants de mes lecteurs. Mais ces lecteurs ne vont pas prétendre que leurs enfants sont heureux (désinhibés ou indépendants, comme le croient et le répètent certains journalistes idiots, se comportant comme des envoyés fascistes dans un camp de concentration).
La fausse tolérance a rendu signifiantes également les jeunes filles, parmi la masse des garçons. En général, elles sont meilleures comme personnes. Elles vivent en effet un moment de tension, de libération, de conquête (bien que de manière illusoire). Mais, dans le cadre général, leur fonction finit par être régressive. Car évidemment une liberté « octroyée » ne peut vaincre en elles les habitudes séculaires de la codification.
Il est vrai : les groupes de jeunes gens cultivés (du reste beaucoup plus nombreux qu’autrefois) sont adorables parce que déchirants. Par des circonstances qui, jusqu’ici, ne sont que négatives pour les grandes masses (atrocement négatives), ils sont plus avancés, plus subtils et informés que les groupes analogues d’il y a dix ou vingt ans. Mais quel usage peuvent-ils faire de leur finesse et de leur culture ? Donc, les fils que nous voyons autour de nous sont des fils « punis ». « Punis », déjà, par leur malheur ; et, à l’avenir, on ne saurait dire par quoi, par quelles hécatombes (tel est notre sentiment, que nous ne pouvons pas rejeter).
Mais ce sont des fils « punis » pour nos fautes, c’est-à-dire pour les fautes de leurs pères. Est-ce juste ? Voilà quelle était en réalité, pour un lecteur moderne, la question sans réponse du thème dominant dans le théâtre grec.
Eh bien oui, c’est juste. Le lecteur moderne a vécu en effet une expérience qui lui rend enfin compréhensible, tragiquement, l’affirmation énoncée par le chœur démocratique de l’Athènes ancienne, qui paraissait si aveuglément irrationnelle et cruelle, selon laquelle les fils doivent payer les fautes des pères. Les fils qui ne se libèrent pas des fautes de leurs pères sont malheureux : aucun signe de culpabilité n’est plus décisif et impardonnable que le malheur. Il serait trop facile et, dans un sens historique et politique, il serait immoral que les fils soient justifiés, en ce qu’ils ont de laid, de répulsif, d’inhumain, par le fait que leurs pères ont commis des fautes. L’héritage paternel négatif peut les justifier pour une moitié, mais ils sont eux-mêmes les responsables de l’autre moitié. Il n’y a pas de fils innocents. Thyeste est coupable, mais ses enfants le sont aussi. Et il est juste qu’ils soient punis aussi pour la moitié de faute qu’ils n’ont pas commise, parce qu’ils n’ont pas su s’en libérer.
Reste néanmoins toujours la question de savoir quelle est, en réalité, cette « faute » des pères.
C’est finalement l’essentiel ici. Et cela est d’autant plus important que la faute doit être très grave, si elle a provoqué une si atroce condition pour les fils, et en conséquence une si atroce punition. C’est peut-être la faute la plus grave qui ait été commise par les pères dans toute l’histoire de l’humanité. Et nous sommes ces pères. Ce qui nous paraît incroyable.
Ainsi que je l’ai laissé entendre, nous devons, pour commencer, nous libérer de l’idée que cette faute s’identifie au fascisme, le vieux et le nouveau, c’est-à-dire au pouvoir capitaliste effectif. Les fils qui aujourd’hui sont si cruellement punis par leur manière d’être (et à l’avenir, certainement, par quelque chose de plus objectif et de plus terrible), ce sont aussi des fils d’antifascistes et de communistes.
Fascistes et antifascistes, patrons et révolutionnaires, ont donc une faute en commun. Jusqu’à aujourd’hui, en effet, nous tous, par un racisme inconscient, lorsque nous avons parlé spécifiquement des pères et des fils, nous avons toujours voulu parler des pères et des fils bourgeois.
L’histoire était leur histoire.
Selon nous, le peuple avait son histoire à part, archaïque, tout au long de laquelle les fils réincarnaient et répétaient tout simplement les pères, comme l’enseigne l’anthropologie des vieilles cultures.
Aujourd’hui tout a changé : lorsque nous parlons de pères et de fils, bien que nous continuions toujours à entendre par « pères » les pères bourgeois, par « fils » nous entendons aussi bien les fils bourgeois que les fils prolétaires. Le tableau apocalyptique que je viens d’esquisser pour ce qui concerne les fils comprend la bourgeoisie et le peuple.
Les deux histoires se sont donc rejointes : c’est la première fois que cela se produit dans l’histoire de l’homme.
Cette unification s’est faite sous le signe et par la volonté de la civilisation de consommation – autrement dit, du « développement ». On ne peut pas dire que les antifascistes en général et les communistes en particulier se soient réellement opposés à une telle unification de caractère totalitaire – pour la première fois vraiment totalitaire –, même si la répression qu’elle exerce n’est pas archaïquement policière (car elle a plutôt recours à une fausse permissivité).
La faute des pères, ce n’est donc pas seulement la violence du pouvoir, le fascisme. C’est aussi, chez nous, les antifascistes, premièrement, le refoulement du vieux fascisme dans l’inconscient, le fait que nous nous sommes libérés à peu de frais de notre intimité profonde (Pannella) avec lui (le fait que nous avons considéré les fascistes comme « nos frères crétins », comme disait Sforza, cité par Fortini). Deuxièmement, et surtout, c’est l’acceptation d’autant plus coupable qu’elle est plus inconsciente – de la violence dégradante et des véritables et immenses génocides commis par le nouveau fascisme.
Pourquoi cette complicité avec le vieux fascisme ?
Pourquoi cette acceptation du nouveau fascisme ?
Parce qu’il y a – nous voici au nœud de la question – une idée directrice que tout le monde partage, sincèrement ou insincèrement, l’idée que la pauvreté est le plus grand malheur du monde, et que donc à la culture des classes pauvres doit se substituer la culture de la classe dominante.
En d’autres termes, notre faute, en tant que pères, consisterait à croire que l’histoire n’est et ne saurait être que l’histoire bourgeoise.