Historien américain qui travaille sur le rapport à l'Algérie de la société française, pour la génération de mon père : des choses que mon enquête m'a conduit à exhumer, sans savoir qu'elles étaient autrefois à ciel ouvert…
Extrait de Mâle décolonisation. L'« homme arabe » et la France, de l'indépendance algérienne à la révolution iranienne (Payot 2017) :
Surtout, les anticolonialistes avaient réussi à faire de l'homme algérien « révolutionnaire » ou héroïque une incarnation de la masculinité (universelle et véritable), affrontant la puissance écrasante de la France — avec ses méthodes sadiques et déshonorantes, en particulier la torture — et délivrant son pays et sa famille de l'oppression coloniale. Le charisme et le prestige de cette figure, qui n'est plus qu'un souvenir historique en France, façonnèrent la réflexion politique des années 1960 et 1970. À l'échelle internationale, l'aura de La Bataille d'Alger, le film de Gilles Pontecorvo (1965), et des écrits « algériens » de Frantz Fanon dans les cercles « tiers-mondistes » et gauchistes — par exemple les Black Panthers américains — amplifia les effets des débats qui dataient de la guerre. De surcroît, alors que l'autre figure emblématique de la résistance algérienne, la « femme voilée », demeurait résolument non française (en grande partie à cause de son lien avec l'islam), les représentations anticolonialistes et tiers-mondistes de l'Algérien héroïque s'installaient sur un terrain que les Français considéraient comme le leur, à savoir l'universalisme (nécessairement masculin). Pour les uns, par exemple les gauchistes après Mai 68, cela voulait dire que les Arabes pouvaient être des modèles et des alliés. Pour d'autres, au premier chef les militants d'extrême droite, cela signifiait qu'il fallait de toute urgence rejeter et cette vision, et la présence algérienne en France, à côté ou au milieu des Français. Tous, en revanche, contribuèrent à faire de l'immigration, surtout arabe, un sujet politique important des années 1960 et 1970.
À la fin des années 1970, la plupart des militants de gauche n'osaient plus ériger les hommes arabes en modèles. Plusieurs controverses leur faisaient redouter les nombreuses complications que ces références engendraient. Par la suite, les efforts pour penser la politique de la coalition et l'intersectionnalité, entre autres, se sont désintéressés de ces débats-là, qui utilisaient des termes identiques. En revanche, l'extrême droite continua de parler de la sexualité et des Arabes pour se positionner et fut tout aussi active lorsque « l'islam » et « les musulmans » redevinrent des références centrales. Autrement dit, ce qui disparut vers 1979 fut un antagonisme profond entre certains Français face à la manière dont les rapports entre les « Arabes » et le « sexe » pouvaient être compris. On trouvait d'un côté ceux pour qui les hommes arabes, précisément à cause de leur histoire spécifique — où le colonialisme français et la résistance anticoloniale avaient joué un rôle crucial —, apportaient la solution à toute une série de problèmes français. De l'autre, ceux pour qui ces mêmes hommes incarnaient tous les problèmes que les Arabes continuaient de poser à la France et aux Français. Le premier camp a disparu. Le second, de toute évidence, a encore gagné en influence. Mais avec le recul, il est manifeste que l'idée, chère à de nombreux historiens, selon laquelle les Français ont oublié la guerre d'Algérie jusqu'au début des aimées 1990, est fausse. Ce qui a été oublié, c'est l'impact de la révolution algérienne sur la révolution sexuelle de la France et, plus généralement, sur son Histoire.