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Paul & la circoncision

Rédigé le 3 janvier 2022, dans le cadre d'un projet de livre racontant mon enquête sous l'angle de la “circoncision du coeur”, et après lecture d'Étienne Trocmé.
Voir également 4:157 Ils ne l’ont point crucifié (été 2023, en lien cette fois avec Pascal Quignard) et autres versets coraniques sur Jésus.

Préliminaires : la matrice monothéïste

Le rôle historique de la circoncision

Il y a 2000 ans au Proche-Orient1), après le passage sur terre de Jésus de Nazareth, un mouvement religieux se structurait dans d'intenses tractations. Pleinement intégré au judaïsme de son temps, à ses rites et à son pèlerinage, il négociait son existence avec le Temple de Jérusalem, centre religieux incontesté. Mais un certain Saul ou Paul de Tarse, à la fois juif et citoyen romain, s'appropria la nouvelle foi, et se mit à l'inverse à parcourir les routes de l'Empire :

« Quand il a plu à Dieu, qui m’a mis à part depuis le ventre de ma mère et qui m’a appelé par sa grâce, de révéler en moi son Fils pour que je l’annonce comme une bonne nouvelle parmi les non-Juifs, aussitôt, sans consulter personne, sans même monter à Jérusalem pour voir ceux qui étaient apôtres avant moi, je suis parti pour l’Arabie, puis je suis retourné à Damas. » (Galates 1, 15-17)

Par son refus d'imposer la circoncision aux nouveaux convertis, Paul se distingue, dérange, suscite les rappels à l'ordre de Jérusalem. Mais par son ancrage dans la diaspora juive hellénisée, il parvient finalement à se faire admettre dans le cercle très restreint des apôtres de Jésus, en tant qu'apôtre des non-circoncis. Et depuis cette position très périphérique, qu'initialement personne ne lui enviait, Paul s'impose peu à peu comme le personnage central de la nouvelle religion…

La naissance du christianisme comme religion autonome s'est donc jouée essentiellement sur la question de la circoncision - avec bien sûr l'évènement historique de la seconde destruction du Temple, qui a obligé le judaïsme à se réinventer en diaspora, de par et d'autre de cette frontière corporelle :

  1. d'un côté le judaïsme rabbinique, maintenant l'observance de la Loi mosaïque, et notamment l'exigence de la circoncision ;
  2. de l'autre le christianisme, destiné à devenir trois siècles plus tard la religion officielle de l'Empire Romain, au prix d'un éloignement considérable des rites originels du judaïsme.

"Accomplir" la circoncision?

Là n'était pas l'intention d'origine de Jésus, il faut le rappeler :

« Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. » (Matthieu 5:17)

Chez Paul la question est plus complexe, le rapport à la Loi est ambivalent. Mais Paul n'est pas loin de Jésus lorsqu'il affirme :

« La circoncision, c'est celle du coeur, selon l'esprit et non selon la lettre » (Ro 2:29)

Là encore à l'évidence, le but n'était pas d'abolir *l'image-même* de la circoncision, mais bien de raviver l'esprit du judaïsme par les marges - comme le lépreux guéri par Jésus, qui va montrer aux prêtres le vrai sens du rite (Marc 1:44). La destruction du Temple a rendu le projet caduque, mais Paul n'en a pas été témoin, et il ne l'anticipait pas. Comme l'explique Étienne Trocmé2) :

Paul se sentit à la suite de son baptême plus juif que jamais : c'était le Dieu d'Israël qui l'envoyait prêcher l'Evangile, au point qu'il en viendra un jour à se présenter comme le nouvel Elie chargé de faire apparaître le Reste d'Israël qui assurera la continuité du peuple élu, malgré la révolte de celui-ci, et permettra le retour à Dieu des rebelles. Loin de signifier un changement de religion, la conversion de Paul signifie donc qu'il découvre soudain sa vraie place dans la vie d'Israël.

Ainsi dans l'Épître aux Romains (Ro 11:1-5) :

« Je dis donc: Dieu a-t-il rejeté son peuple? Loin de là! Car moi aussi je suis Israélite, de la postérité d'Abraham, de la tribu de Benjamin. Dieu n'a point rejeté son peuple, qu'il a connu d'avance. Ne savez-vous pas ce que l'Ecriture rapporte d'Elie, comment il adresse à Dieu cette plainte contre Israël: Seigneur, ils ont tué tes prophètes, ils ont renversé tes autels; je suis resté moi seul, et ils cherchent à m'ôter la vie? Mais quelle réponse Dieu lui fait-il? Je me suis réservé sept mille hommes, qui n'ont point fléchi le genou devant Baal. De même aussi dans le temps présent il y a un reste, selon l'élection de la grâce. »

Une position médiane

Finalement… et si c'était dans l'islam que s'est le mieux réalisée la position de Paul, sur la circoncision et le rapport à la Loi?

La circoncision n'est pas mentionnée dans le Coran - mais on le comprend très bien puisque l'islam aspire à une position “médiane” dans la polémique judéo-chrétienne (Coran 2:143). Les écoles juridiques divergeront sur le statut de la circoncision, obligation ou simple recommandation3), mais il y a globalement consensus sur son caractère souhaitable. Ibn Qayyim4) peut disserter sur l’impureté du prépuce (ghurla), et le lien de Satan avec cette partie du corps… Mais en pratique, la circoncision est laissée au bon vouloir de chacun (aussi de l'épouse et de la belle-famille) : elle n'est plus une marque d'entrée dans la communauté religieuse. En ce sens, l'enseignement de Paul est clairement “accompli”.

Remarque : Bien sûr, je ne prétends pas que Paul devrait être source d'autorité pour les musulmans. Je fais simplement cette remarque en tant qu'anthropologue, dans le cadre d'une réflexion historique. Je connais par ailleurs une certaine tradition musulmane du dénigrement de Paul, qui voit en lui le principal responsable de la falsification du message de Jésus (- Qui d'autre en effet?…). Mais il est plus intéressant pour moi - converti de culture chrétienne, m'adressant de manière laïque à toutes les confessions - de mettre en valeur la cohérence globale des positions de Paul. Dans l'investigation historique comme dans la rencontre avec l'autre, c'est un *challenge* plus stimulant.

La matrice monothéiste

La question de la circoncision joue donc un rôle historique avéré dans la différenciation du christianisme vis-à-vis du judaïsme, et par suite dans la *médiation* proposée par l'islam dans la querelle judéo-chrétienne.
De ce fait, elle offre une image particulièrement nette de ce que j'appelle la matrice monothéiste, c'est-à-dire la manière dont les différentes traditions monothéistes “font système”, à une certaine échelle historique, par les positions qu'elles adoptent dans le rapport à la Loi, les visions du monde, l'épistémologie ou le rapport au corps.

Par cette remarque, je n'entends pas assigner telle tradition religieuse à telle position sur la circoncision, ce serait absurde : on sait que les Eglises chrétiennes sont très partagées sur cette question (ne serait-ce qu'aux Etats-Unis, par l'influence du protestantisme évangélique, la population masculine est majoritairement circoncise…), que ces débats traversent le judaïsme contemporain, comme ils traversent l'islam, on l'a vu.

Non, je parle d'une “structure qui relie”, qui se rappelle à nous dans certaines circonstances, parce qu'elle est inscrite dans l'Histoire. Cette intuition tirée d'une situation ethnographique (que je vais raconter maintenant), je la retrouve à l'oeuvre dans cette sociogenèse historique des traditions monothéistes, par différenciation.5)

Quelque part, le judaïsme est bien la tradition qui, au sein du monothéisme, maintient l'intuition de la circoncision au coeur de l'Empire, l'islam celle qui la maintient à l'extérieur, et le christianisme celle qui prend le risque de s'en éloigner. Bien sûr les situations réelles sont beaucoup plus complexes. Mais on ne peut pas non plus balayer cette structure d'un revers de la main : sans doute on ne le pourra jamais. Cf frise

Remarque : *Mon propos n'est pas d'argumenter pour ou contre la circoncision, mais d'alerter : notre société a perdu toute conscience des enjeux (y compris parfois parmi les musulmans). Et de cette méconnaissance découlent bien des injustices de notre temps : cette brutalité dans laquelle notre humanisme bascule, dès qu'il se trouve pris en défaut. En comparaison, la violence rituelle apparaît bien peu de chose.6)

1)
Parmi beaucoup d'ouvrages sur l'origine du christianisme, pas forcément satisfaisants par rapport aux besoins de ma démonstration, je renvoie à celui d'Étienne Trocmé, L'enfance du christianisme (Noêsis 1997) : une synthèse remarquable de précision et de clarté, le “manuel” historico-critique le plus précieux que j'ai trouvé à ce jour.
2)
Étienne Trocmé, *op. cit.*, pp. 84-85.
3)
Moussa Abou Ramadan, [« Les débats sur la circoncision en droit musulman classique et contemporain »](http://books.openedition.org/pus/14391). In *La circoncision rituelle : Enjeux de droit, enjeux de vérité*, édité par Vincente Fortier, 25‑38. Société, droit et religion. Strasbourg: Presses universitaires de Strasbourg, 2019.
4)
Grand théologien hanbalite du XIVème siècle, disciple d'Ibn Taymiyya. Je tire cette information de Moussa Abou Ramadan, *op. cit.*.
5)
Pour un exemple récent de ce type d'approche “schismogénétique” : Gérard Delille, L’économie de Dieu: famille et marché entre christianisme, hébraïsme et islam (Paris : Les Belles Lettres, 2015). (Ouvrage un peu limité dans sa prise en compte de l'islam, comme souvent, mais néanmoins passionnant).
6)
Je m'inspire ici de la distinction entre [*violence et brutalité*](http://etoilerouge.chez-alice.fr/docrevinter/allemagne9.html), proposée par Jean Genet (texte initialement publié dans *Le Monde* du 2 septembre 1977).