Le monde propre du Bernard-l'ermite

Schéma tricolore, représentant un Bernard-l'ermite (l'Europe) dans sa coquille (Aristote), blotti contre une anémone de mer (l'Islam).

Illustration de la matrice monothéiste
Vidéo ci-dessous.

Le Bernard l'ermite est un crabe qui vit dans la coquille d’un gastéropode.
Ce mode de vie comporte certains avantages, d’un point de vue énergétique : chaque coquille, que l’animal n’aura pas à produire lui-même, est une « énergie-fossile » au sens propre…
Mais ce choix comporte aussi de sérieux inconvénients du point de vue de la croissance : la coquille est toujours soit trop grande pour lui, soit déjà trop petite, et le crabe vit dans l’angoisse permanente d’avoir à en changer…
Eh bien nous, l’Europe*, vivons dans une condition assez équivalente.

  1. À l’origine, il y a la coquille vide de la pensée grecque*, abandonnée après la conversion au christianisme du gastéropode (christianisme orthodoxe).
  2. Coquille écrasée par l’Histoire, elle est d’abord remembrée par les bons soins d’une érudition arabe, d’Al-Khawarizmî (IXe siècle) jusqu’à Averroès (XIIe), car les pouvoirs musulmans l’utilisent pour administrer leurs empires (Abbassides, Almohades) - mais sans se prendre pour le gastéropode qui l'avait fait grandir avec lui…
  3. Or voilà qu’au XIIIe siècle, après l’oeuvre philosophique de Thomas d'Aquin , la Chrétienté latine décide de se mettre sur la tête Aristote, cette coquille vide. Non pas la coquille abandonnée mille ans plus tôt par le christianisme, qui la trouvait païenne, mais la version remembrée par l’islam, à laquelle on trouve maintenant des odeurs de sainteté… C’est la Renaissance, geste fondateur de notre identité européenne.
    On connaît la suite : réforme protestante, affaire Galilée, guerres endémiques qui renforcent le pouvoir de l’État. Et l’on finit par troquer Aristote pour René Descartes*, au sommet de la philosophie : sans avoir mieux compris le monde pour autant, mais utile pour traquer les énergies fossiles…

Depuis sa naissance, l'Europe a un problème structurel de croissance dans son rapport à ses propres institutions. Et dans les périodes de transition, comme celle que nous traversons, on le sent particulièrement : toutes les institutions sont tétanisées, et ne pensent qu’à emprunter la coquille du voisin (voir la vidéo ci-dessous). C’est bien là le principe du macronisme…

Cette analogie m’est apparue en lisant ces lignes d’un ami philosophe, à propos du Bernard l’ermite et de l’anémone de mer. J’ai tout de suite pensé au rapport à l’islam des institutions françaises :

(…) Pour illustrer [la notion de « monde propre »], Von Uexküll (1864-1944) propose le très bon exemple du bernard-l’ermite. De petites anémones de mer s’incrustent fréquemment sur la coquille parasitée par ce crabe, elles lui sont d’ailleurs utiles pour le préserver de la prédation des seiches. On expérimente trois situations au cours desquelles le crabe est confronté à une anémone.
Dans la première, les anémones que porte le crabe lui sont retirées : mis alors en présence d’une anémone, le crabe la saisit et la fixe sur sa coquille.
Dans le seconde, c’est la coquille qui lui est retirée : le crabe tente alors de se glisser à l’intérieur de l’anémone.
Dans la troisième, il a subit un jeûne prolongé : il commence alors à la manger. Nous sommes alors tenté d’interpréter : successivement, le crabe a donné à la même perception trois « significations » différentes : protection, habitat, nourriture. Ceci en fonction de dispositions à l’action provoquées par une mise-en-situation.
Ainsi, pour Von Uexküll, image perceptive et image active s’entremêlent étroitement, tout objet perçu dans le
monde propre de l’animal est en même temps un support d’action : “Un animal distingue autant d’objets dans son monde propre qu’il peut y accomplir d’actions”.

« Polyphonie des mondes propres selon Jacob Von Uexküll »
(Extrait d’une thèse de Jean-Luc Gallo, publié dans Zouila 6, hiver 1999-2000, p. 11).

Court documentaire de Brut.nature sur la « chaîne de vacances » des Bernards-l'ermite(= juin 2024)


Prolongements :

Sur la difficulté des médiévistes à traiter ces questions brûlantes, voir la polémique autour de Sylvain Gouguenheim et de son livre Aristote au Mont Saint Michel, dans les premières années du quinquennat Sarkozy : «…Pendant ce temps, les vieux chercheurs du baby-boom se gargarisent de leur bienveillance à l'égard des “jeunes”, et les médiévistes s'érigent en gardiens de la mémoire d'une transmission arabe d'Aristote - quitte à rouer le pauvre moine Gouguenheim de mille coups de bâtons…». On trouvera différents textes sur mon blog Médiapart, plus ou moins digestes, témoignant de mes tâtonnements vers l'approche écosystémique de l’histoire monothéiste qui est la mienne aujourd’hui : « Al-Lât, divinité protectrice de l'État Français » (billet de blog du 7 décembre 2015) ; « Maroc médiéval au Louvre : la bombe n'a pas explosé » (billet de janvier 2015, juste avant les attentats de Charlie) ; « Violence de l’esclavage, violence de la vérité » (texte plus long, rédigé en mai 2018).))