~~DISCUSSION~~
Quelques remarques rédigées depuis nos derniers échanges sur les rapports d’argent. J’espère qu’elles pourront être prises en compte à la prochaine séance, même si je dois encore les clarifier.
Je n’ai pas lu Monsieur Marx dans le détail, mais depuis une vingtaine d’années je suis aux prises avec une corporation qui s’en réclame, et qui se paie d’être aux prises avec le réel, à bien peu de frais (pour elle, pas pour le contribuable). Qui se paie d’être aux prises avec le réel, au sens propre : comme autrefois l’ordre du clergé priait pour le salut des deux autres (à la fois pour la noblesse et pour le tiers-état), faisant payer sa prière en monnaie sonnante et trébuchante. Et à moi, qui n’ai pas été payé comme anthropologue depuis treize ans (2009) mais qui continue de soutenir le grand écart entre la société yéménite et mon milieu d’origine, on vient encore m’expliquer que je suis un égaré, la religion étant l’opium du peuple… Car voyez-vous, la corporation des sciences humaines est aux prises avec le réel statutairement, par la grâce d’une théologie pseudo-chrétienne rhabillée par le matérialisme historique. Et je me sens comme Galilée face à la Curie romaine, à qui l’on disait : « Changez vos équations, ce n’est pas marqué chez Aristote… ».
JL : « Pourquoi l'amitié serait-elle plus menacée par les problèmes d'argent que par les autres ? N'est-ce pas par là que passe la sacralisation de l'argent ? Celui qui exclut l'intérêt de l'amitié coupe le bon espoir pour l'avenir. Celui qui la réduit à cela, par contre, trafique avec des choses non trafiquables. »
Effectivement. « Les Yéménites m’ont appris cela », comme on dit… Car à l’origine, j’étais incapable d’assumer les rapports d’argent - M. Marx saura-t-il m’expliquer pourquoi ? Quelque chose m’interdisait de faire cet apprentissage, dans la configuration où j’ai grandi : un couple recomposé, fuyant ses contradictions en banlieue parisienne dans une maison au-dessus du RER, et en face d’une institution privée catholique - mais qui envoyait son unique progéniture au collège sectoriel, plus éloigné d’un kilomètre, à la lisière des zones pavillonnaires et des HLM… Donc oui, les bons comptes faisaient les bons amis. Ayant toujours été un OVNI, j’étais incapable d’assumer la moindre agressivité mimétique, et j’avais la fâcheuse habitude de psychanalyser préventivement tous mes camarades (à titre gratuit). Sans doute attendais-je l’arrivée des soucoupes volantes… Elles se sont présentées à moi quand j’ai enfin été scolarisé à Paris, en la personne d’un jeune matheux Tunisien. Les sciences humaines volaient dans les parages à basse altitude, c’était en pleine désintégration du foyer familial évidemment, et je n’ai eu d’autre choix que de monter à bord.
Je n’ai pas lu Monsieur Marx dans le détail, mais j’ai écrit quelque part dans mon premier mémoire sur le Yémen, vers la fin de l’introduction :
« Bien évidemment, nous devrons également aborder de front la question des difficultés inhérentes à “l’observation du vide” : quel est l’impact de l’intrusion d’un observateur étranger au sein d’un milieu où il représente une “infrastructure économique” dont l’importance est d’ordre comparable à celles qui lui préexistent ».Le “Za’im” et les frères du quartier. Une ethnographie du vide (2004), en bas de la page 4.
En réalité à l’ère postcoloniale, l’infrastructure économique n’est pas simplement l’intrusion de l’observateur, plutôt les sciences humaines et sociales en elles-mêmes. Dans un ordre international fondé sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’infrastructure économique est liée au langage des SHS, à la capacité de la société à se constituer comme peuple. Mais à l’époque j’étais incapable de formuler cela. Dans cette phrase comme dans l’ensemble du mémoire, je cherchais à m’expliquer un passage à l’acte homosexuel, commis à l’âge de 23 ans en pleine mission de terrain. J’utilisais Marx pour cacher ma honte, mais au moins j’en avais conscience. Et je me suis obstiné, puisque je pouvais encore me prétendre aux prises avec le réel, par la grâce du Marxisme et du Féminisme Révélé.
« Les Yéménites m’ont appris cela », comme on dit… Moi je dirais plutôt : j’ai appris cela auprès des Yéménites. Ma dette n’est pas envers les Yéménites (ce serait paradoxal), mais envers une entité plus large (que j’appelle Dieu) et envers des personnes plus particulières (celles qui ont bien voulu croire en moi). Il faut cesser de dire « Les Yéménites m’ont appris cela » : cesser de sacraliser la victime expiatoire d’hier, comme si les peuples décolonisés restaient vierges de tout péché, sous prétexte d’avoir été colonisés.
Les Yéménites qui ont collaboré à mon enquête, dans leur immense majorité, l’ont fait par intérêt. À travers moi, ils apprenaient quelque chose de l’infrastructure humaniste et du système global, quelque chose qui leur permettrait de tirer leur épingle du jeu à terme, après l’effondrement (prévisible) de cet État postcolonial.
Cela reste éminemment sacrilège de le dire, mais il n’y avait rien de gratuit dans le rapport enquêteur-informateur (voir le conflit entre Jeanne Favret-Saada et les anthropologues de sa génération, à propos des rapports d’argent). Interagir avec l’Occidental était le sport national, surtout à Taez, et c’est ce sport national qui a fini par détruire le pays. Donc j’ai plutôt une dette envers Dieu, envers l’entité plus large qui m’a permis de démêler les choses, un principe de cohérence épistémologique. Et aussi une dette envers une personne particulière, dont j’ai tenu à faire un interlocuteur.
C’était un secret de polichinelle, que le compte à rebours était enclenché dès la naissance de l’État postcolonial, et que tous misaient en fait sur son effondrement. « La loi du silence assurant à l'économie de la bonne foi la complicité de la mauvaise foi collective » - lignes de Bourdieu, rédigées sur la Kabylie à l’aube de l’ère postcoloniale, que je relis autrement aujourd’hui (Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 352). Il y avait de quoi devenir fou, et j’empêchais Ziad de s’en protéger par mon intrusion, par mon insistance à avoir une face, je le condamnais à devenir amahbul.
L’ayant compris, et ayant recentré ma thèse sur la pseudo-psychose de Ziad, j’ai finalement quitté le pays en novembre 2010. Je me jurais de n’y revenir que la tête haute, avec un salaire d’anthropologue. Cela n’a jamais été possible. Nous sommes en 2022, et je m’apprête à retourner là-bas la queue entre les jambes…
Monsieur Marx sait-il expliquer pourquoi les marxistes savent de moins en moins assumer les rapports d’argent ? Pourquoi ils sont de plus en plus agglutinés sur les centre-villes, solidaires du système qu’ils prétendent dénoncer ? J’ai cru que Monsieur Marx comprendrait mon histoire, qu’il ne s’arrêterait pas à cette petite histoire stupide d’homosexualité. Mais c’était sans compter la honte structurelle des marxistes, liée à leur expérience de coopérants, dans le moment décolonial.
Que le compte à rebours était enclenché dès la naissance de l’État postcolonial, c’était un secret de polichinelle - mais il fallait préserver la subjectivité des coopérants, s’assurer les grâces d’une caste humaniste globalisée. Le matérialisme historique, auxiliaire indispensable de l’administration des régimes arabes, dans les « Institutions Internationales ».
Or voilà qu’en 2011, le sens collectif de l’honneur cessa soudain d’être en opposition de phase avec l’économie de la bonne foi… Très vite, les Institutions Internationales plient bagage, la caste humaniste est rapatriée dans les centre-villes. Continuant d’asséner ses certitudes décoloniales sur des horizons rabougris (« Non au parking sur la Place du Kiosque… »), elle reste un auxiliaire indispensable dans la colonisation cybernétique de nos existences subjectives.
Peu importe l’effondrement terminal, depuis 2011. Peu importe que les rêves démocratiques arabes aient tous été trahis par l’attentisme des Occidentaux, par un personnel politique incompétent, par les passions islamophobes d’une intelligentsia opportuniste ; peu importe que les Russes soient passés derrière pour rafler la mise moyen-orientale, et qu’ils nous assiègent maintenant par l’Est ; peu importe l’asphyxie programmée de notre économie… L’infrastructure humaniste sera la dernière debout parmi les ruines.
Il faut que jusqu’au bout, dans le Musée Grévin de la bonne culture philosophique, la jeune génération se promène sagement, sous le patronage de boomers débonnaires. Il faudra dialoguer complaisamment avec un Monsieur Marx au regard vitreux, néanmoins supposé en prise avec les réalités du monde. Qui fixe des limites à la mise en abîme, si ce n’est le maître de séance ? Les mêmes règles régissaient le monde des sciences sociales, qui m’ont laissé nu jusqu’à l’os : la citation des grands auteurs qu’on n’a pas lu, mais auxquels on prête toutes les qualités, l’essentiel étant la complaisance collective et le culte des Saints.
À l’heure de retourner là-bas, la seule dignité qui me reste est celle d’avoir un passeport, d’être propriétaire de mon appartement, d’appartenir à un pays riche, à une famille à l’aise financièrement. Une dignité héritée surtout de ma famille maternelle, qui n’était pas marxiste pour un sou : un arrière-grand-père intendant militaire dans l’armée coloniale (vers l’époque de la Guerre du Rif…), et son fils devenu physicien donc plus à gauche, mais qui avait gardé le réflexe du placement immobilier. Côté paternel, on était plus républicains et on ne voulait pas s’en faire : mon grand-père paternel est resté locataire toute sa vie, bien qu’il était haut fonctionnaire dans l’enseignement de la musique. Des rêves de ses enfants aux engagements marxistes et décoloniaux, il ne reste finalement plus rien.
Abandonnons donc les postures de sans-culotte, adoptées à la génération précédente par les enfants gâtés de l’après-guerre. La seule dignité qu’il nous reste, à moi comme à une bonne part de ma génération je pense, c’est de l’admettre : l’infrastructure économique, c’est nous. Regardez nous interpréter des airs d’opéra, incarner coûte que coûte notre « patrimoine immatériel », comme faisaient les Yéménites du temps d’Ali Saleh. Nous sommes l’infrastructure économique, mais nous savons encore vous le faire oublier, pour respecter vos coquetteries marxistes, et que vous puissiez danser à la fin de la séance. Si vous ne dansiez plus, nous cesserions de vivre aussi. Le paradoxe post-colonial réduit dans un dernier huis-clos.