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L’homosexualité de l’observateur, une question pour la Communauté

16-17 janvier 2023.

Le Maréchal Lyautey (ici vers 1925) aurait été homosexuel… et on s'en fout!

Préambule

Dans les années 2000, j’ai mené une recherche anthropologique sur la sociabilité masculine dans une ville yéménite, centrée sur la problématique du changement social, et celle de « l’homoérotisme »*.

Le mot n’était pas de moi : il était alors en circulation dans plusieurs études historiques et littéraires, avec lesquelles mon enquête était contrainte de dialoguer1). Des études qui s’interrogeaient sur le statut des « pratiques homoérotiques » dans les sociétés arabes du passé - sans que le terme ait toujours le même sens, ni qu’il soit toujours vraiment défini.

Mais moi, je travaillais sur la société au présent (ethnographie*). Pour moi, le terme « homoérotisme » signifiait avant tout « homosexualité de l’observateur » - et vraiment rien d’autre, ça a été de plus en plus clair au fil des années. Ma recherche ne portait pas sur la condition des « homosexuels yéménites », elle ne portait pas sur les « pratiques homosexuelles » : que ces choses existent ou qu’elles n’existent pas, je n’en avais pas besoin dans mon travail. Je voulais seulement comprendre pourquoi moi, observateur abordant cette société dans une approche de sciences sociales, j’avais été confronté à l’homosexualité. Autrement dit, un problème d’ordre expérimental qu’il me semblait devoir affronter, afin que ma recherche puisse éventuellement produire quelque chose d’utile. Sauf que « l’homosexualité de l’observateur » n’était un sujet ni pour la communauté académique, ni pour la communauté musulmane, de sorte que ma recherche a finalement échoué.

Peu après, le Yémen basculait dans la guerre, comme une bonne partie du Moyen-Orient. Parallèlement, les musulmans français traversaient une série d’épreuves, dont ils ne sont pas sortis aujourd’hui.

Derrière « l’homosexualité de l’observateur », j’entends parler de la conjoncture épistémique de notre temps : un autre éclairage sur les tragédies actuelles, fondé sur d’autres types d’explication. Un bagage intellectuel qu’il me semble urgent à la communauté d’acquérir, notamment pour les plus diplômés d’entre les musulmans. J’espère en faire comprendre ici l’importance, en termes aussi accessibles et généraux que possible, prenant appui sur la figure historique du Maréchal Lyautey.

Le Lyautey des biographes

« L’homosexualité de l’observateur » n’est pas un sujet, comme je l’ai dit plus haut, ni pour la communauté académique ni pour la communauté musulmane - mais ceci pour des raisons très différentes : des raisons anthropologiques* fondamentales, qu’il s’agit ici de mettre en évidence.

Dans l’université française, il y a des universitaires homosexuels et des universitaires non-homosexuels, ça ne compte pas. On se concentre sur le contenu objectif de ce qui est apporté, dans le cadre d’une discipline bien définie.
Cette indifférence à la « moralité » personnelle du chercheur n’est pas nouvelle, ce n’est pas une innovation récente imposée par le « lobby » gay et lesbien.

Donnons tout de suite un exemple, le meilleur exemple (un paradigme), quoi qu’en dehors de l’institution universitaire proprement dite : le Maréchal Lyautey (1854-1934), Résident général du protectorat français au Maroc entre 1912 et 1925, contributeur majeur de « l’oeuvre coloniale » française. Lyautey était aussi un homosexuel notoire, nous disent implicitement ses biographes. Et bien sûr, les spécialistes de la question homosexuelle font grand cas de retrouver leur « homosexualité » chez un si glorieux personnage.
Mais à part eux, globalement tout le monde s’en fiche. Le Maroc actuel continue de célébrer l’héritage de Lyautey dans la mise en place de son administration. Ça n’équivaut pas à endosser la vie privée du personnage, ça n’aurait simplement pas de sens. Tout le monde comprend bien que l’oeuvre administrative de Lyautey, sa pertinence objective, dépend de critères propres à l’institution, propres à la logique d’un pouvoir centralisé.
Et la domination coloniale ne change rien : que le monarque soit musulman ou pas, qu’il ait du pouvoir réel ou qu’il soit sous tutelle étrangère, ce sont là des questions importantes pour savoir si l’administration doit être obéie, pas pour juger de sa qualité intrinsèque. Et on ne peut faire du désordre administratif une vertu, sous prétexte que le pouvoir serait désormais entre les mains de musulmans ostensiblement pratiquants : ça ne marche simplement pas, comme l’a montré l’histoire récente de plusieurs pays arabes.

Un détail m’a frappé dans l’histoire de Lyautey : si on en croît les spécialistes, « l’homo-érotisme [de Lyautey] visait presque exclusivement les hommes de son armée »2). C’est donc bien une homosexualité de l’observateur, une homosexualité interne à l’appareil (militaire, institutionnel, appareil de mesure…) ; une homosexualité capable de ne pas se projeter sur son objet, qui n’implique pas une « vision du monde »3) homosexuelle.

Un Lyautey postcolonial

Maintenant, qu’advient-il de Lyautey en contexte postcolonial ? Qu’advient-il d’une personne qui s’adonne passionnément à sa fonction, dans le cadre de l’institution ?
C’est un fait qu’à l’époque postcoloniale, les sciences sociales ont pris la place de l’armée : institution ayant pour finalité d’épouser les « réalités musulmanes » le plus fidèlement possible. À tort ou à raison, légitimement ou pas, c’est là encore un autre débat. Au Yémen, j’ai toujours travaillé avec un permis de recherche des autorités yéménites, j’ai toujours eu abondance d’interlocuteurs pour répondre à mes questions, et il ne fallait pas toucher un seul de mes cheveux… Ceci parce que l’ordre postcolonial* repose théoriquement sur « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » - et la seule manière de se constituer comme « Peuple » en temps de paix, ce sont les sciences sociales.

Mais peut-on encore parler ici de sciences sociales ? Si elles ne sont qu’une fiction collective entretenue dans le regard des visiteurs occidentaux, à laquelle chacun doit tacitement collaborer, au risque de se retrouver dans le collimateur de l’État - ciblé par des frappes de drones, par exemple… Que se passe-t-il alors dans la subjectivité de notre « Lyautey » postcolonial, qui croît fermement en sa mission ? Ce qui se passe, c’est que l’homosexualité de l’observateur sera nécessairement projetée sur l’objet : l’observateur va se croire homosexuel, il va se dire homosexuel et il va retourner là-bas, pour y chercher quelque chose de l’ordre de l’homosexualité.

Cette séquence est inévitable pour des raisons cognitives et épistémologiques* : l’observateur européen n’a simplement pas les moyens de percevoir autrement les gesticulations embarrassées de ses interlocuteurs, générées par cette situation.
Ce quiproquo est caractéristique du moment postcolonial, mais il s’inscrit dans une histoire longue : celle des racines médiévales de l’Europe, qui ne se limite pas aux fameuses « racines judéo-chrétiennes »4). C’est l’histoire complexe de la réintroduction d’Aristote* dans le corpus philosophique de la chrétienté latine, qui a profondément transformé les structures de la connaissance, marginalisant peu à peu le rapport maître-disciple au profit d’une transmission plus verticale et désincarnée. D’où il découle que « l’homosexualité de l’observateur » n’est pas une question dans l’Université…

L’observateur peut s’extraire du quiproquo, mais seulement dans un deuxième temps, au prix d’une investigation historique doublée d’une sorte de pari : « l’Islam existe »5). Un peu comme l’existence d’un trou noir, quelque part dans le cosmos, décelée par la déviation des rayons lumineux…
Mais dès que je m’en extrais, si j’envisage l’homosexualité comme quiproquo et uniquement comme tel, alors je sors des écrans radars : ma recherche cesse d’être un sujet.

Silence postcolonial tardif

Aujourd’hui, c’est le Yémen qui n’existe plus - le régime a implosé en 2011, ce pays dans lequel se promenaient les anthropologues : l’époque postcoloniale elle-même appartient au passé. Mais dans les subjectivités musulmanes diplômées, manifestement, elle reste encore de mise. Chaque diplômé se pense à lui seul comme une petite République Arabe, qui expulse de son territoire mental toute personne indélicate, ayant « l’outrecuidance » de l’interroger où il ne s’y attend pas.

Et donc, l’homosexualité de l’observateur n’est pas un sujet. Alors même qu’en principe, lâ hayâ’a fî al-dîn, il n’y a pas honte en matières religieuses. Et bien évidemment qu’elle est un sujet dans le domaine des sciences islamiques : l’homosexualité éventuelle d’un savant poserait question ! Mais nous vivons une période étrange, dans laquelle ces questions font l’objet d’un tabou. Plus le temps passe, moins les diplômés savent articuler leur discipline avec leur foi, et moins les sciences islamiques (fiqh, aqîda…) savent se montrer aux prises avec les enjeux de leur temps. Aux deux, il manque en fait des clés essentielles d’ordre historique, anthropologique et épistémologique.

Avec des conséquences qui ne sont pas seulement au bout du monde, dans des pays comme le Yémen, dont la renaissance est toujours reportée. Au cœur de nos sociétés, l’époque postcoloniale tardive nous pose cette question fondamentale : si la science n’est plus qu’un instrument d’autonomie aux mains de ceux qui la maîtrisent, et si le diplômé perd toute connexion avec un objectif d’ordre supérieur, la science est-elle encore la science ? Que deviennent nos institutions démocratiques, lorsqu’elles cessent d’être portées par une dynamique générale de progrès intellectuel ?

Au Brésil il y a seulement quelques jours, la « prise des institutions » par des manifestants, sur laquelle on plaque encore des mots anciens (voir de 2:06 à 2:40), ce qui n’augure rien de bon…

Au centre de l’ouragan populiste qui se déchaine dans les pays occidentaux, quel musulman au juste ? Pas l’ouvrier, quoi qu’en disent les sociologues, qui noient perpétuellement le même poisson. Plutôt le diplômé : celui qui prend place dans l’institution, et potentiellement la dévoie. Ceux-là le savent confusément, mais quels discours en interne sur cette question ? Le silence est assourdissant. En lieu et place d’études critiques musulmanes, on n’a que la ré-édition permanente de postures anticolonialistes vieilles d’un siècle, qui interdisent toute réflexion :

« Citons pour finir René Crevel, homosexuel déclaré, mais également surréaliste et anticolonialiste, qui ne se montre pas tendre avec “cette vieille coquine moustachue et soudarde de Lyautey”, au moment où le maréchal patronne l’Exposition coloniale, en 1931. Celui-ci, ayant affirmé dans son discours de clôture qu’il avait travaillé “la main dans la main” avec les représentants des colonies, Crevel saisit la balle au bond : “La main dans la main. C’est du joli, vieillard obscène. Et maintenant que vous n’avez plus le Maroc, l’Exposition coloniale où puiser pour la satisfaction de désirs que vous croyez ceux d’un grand capitaine romain, de quelle pissotière officielle la Troisième République va-t-elle vous faire cadeau ?” »6).

Main dans la main avec mes interlocuteurs, pour surmonter l’homosexualité de l’observateur : notre histoire ordinaire suscite méfiance jusqu’à ce jour. Mais rien n’est jamais stable dans les affaires humaines, et l’homme ne peut s’inscrire une fois pour toutes dans le camps du Bien.

« Par le Temps !
L’humanité court à sa perte,
Hormis ceux qui croient, pratiquent les bonnes œuvres, se recommandent mutuellement la droiture, se recommandent mutuellement l’endurance ! »

Coran, Sourate du Temps.

1)
Voir l’article de synthèse de Jocelyne Dakhlia « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique », Annales. Histoire, Sciences Sociales 2007/5, pp. 1097-1120.
2)
Robert Aldrich, Colonialism and Homosexuality (Oxford, Routledge 2003), p. 69 - cité par Michel Carassou, « Charlus au Maroc », Tumultes 2013/2 (n° 41), pp 87-97.
3)
Il y aurait beaucoup à dire sur la vision du monde de Lyautey, monarchiste légitimiste séduit par le catholicisme social - mais cela nous obligerait à de longs développements sur l’histoire du XIXème siècle…
4)
Évoquer les « racines musulmanes de l’Europe » ne serait qu’une provocation en retour ; je préfère résumer par cette formule : l’Islam est un métacontexte* de l’histoire des idées européennes.
5)
J’écris ici Islam* avec une majuscule : l’énoncé porte sur une réalité historique et sociale, dont j’affirme qu’elle se manifeste sur le terrain de mon enquête, d’une manière « surnaturelle » en quelque sorte, irréductible à la conception habituelle de l’islam comme religion (avec un i minuscule).
6)
cité par Michel Carrassou, op. Cit.