Rédigé d'un trait le 15 janvier 2023
Ces étapes sont nécessaires dans mon récit, afin de mettre en place les circonstances de mon enquête, et d’où je parle aujourd’hui. Mais ces raccourcis ont un gros désavantage : il semble que je ne propose rien d’autre à mon lecteur que de se convertir à l’homosexualité, ou de se convertir à l’islam, voire de se convertir à l’homosexualité pour mieux se convertir à l’islam. Autant dire un programme qui n’intéresse personne…
Or le plus important dans cette histoire, c’est la relation expérimentale qui se maintient avec la société locale du Hawdh al-Ashraf, par-delà ces transformations de ma subjectivité. « Après ton premier séjour, on ne s’attendait pas à ce que tu reviennes… », me confieront certains beaucoup plus tard… Pourtant j’étais revenu, ils ont continué d’interagir, et beaucoup y ont appris quelque chose d’eux-mêmes en même temps que moi.
Le plus important est ce lien construit par l’anthropologue, construit par ceux qui collaborent avec lui : un lien organique, qui maintient la pudeur et la communication, quoi que les protagonistes puissent en penser consciemment - précisément parce qu’il dépasse les subjectivités individuelles. C’est bien le propre de l’enquête anthropologique que d’instaurer une interaction par-delà les différences de subjectivité : celles entre moi et eux, entre moi et moi-même, et entre eux-mêmes aussi.
Si je m’acharne à raconter cette histoire, ce n’est pas pour convertir quiconque à quoi que ce soit - il faut renverser la chose ! Ce que je veux dire c’est que, si nous voulons vivre dans un monde qui ne soit pas structuré par ce genre de barrières sexuelles et religieuses - rempli de gens qui ne peuvent pas s’imaginer comment on peut être homosexuel, ou ne pas l’être, comment on peut sérieusement croire à l’islam, ou ne pas y croire - un monde rempli de communautés juxtaposées, reliées uniquement par l’entreprise cybernétique qui les alimente toutes, en assurant la captation des combats de coqs et leur diffusion en temps réel sur les canaux appropriés… Si nous ne voulons pas vivre dans un tel monde, alors il faut faire une place à notre histoire. Et au-delà, accepter d’être en relation avec ce lieu qui m’importe au plus haut point : une conception laïque de l’Orient*.
En 2009, Florence Weber concluait l’introduction de son Manuel de l’Ethnographe en ces termes : « Le monde où nous vivons ne peut rester ou redevenir vivable que si son intelligibilité croît. » Il faudrait s’entendre sur le sens du mot intelligibilité.
Donnez l’hospitalité à notre histoire, quoi qu’il vous en coûte dans vos représentations : le monde vous le rendra.
Je le dis aux Yéménites aussi, notamment aux diplômés, dont beaucoup vivent maintenant en exil1) : n’avez-vous pas été les producteurs de votre propre guerre civile, comme vous l’aviez été avant cela de votre État-nation ? Je vous en remercie, car pour moi il a été le cadre d’un apprentissage inestimable. Mais recevez maintenant notre histoire, et souvenez-vous du peuple de Loth : il faut courir le risque de l’hospitalité intellectuelle. En dehors d’elle, il n’y a pas de stabilité en ce monde.
Je termine ce texte par une confidence personnelle, une confidence sur la confidence. En juin 2004, c’est mon père qui est devenu homosexuel à mes yeux. Mon père qui était décédé cinq ans plus tôt, au moment où je commençais à apprendre l’arabe - mais c’est une longue histoire… La question qui m’importait à l’époque dans ma vie personnelle, c’était donner sens à ce décès, me débarrasser de son regard qui flottait derrière mon épaule depuis cette époque. En juin 2004, je me suis identifié à mon père en tant qu’homosexuel, c’est à dire en tant que quelqu’un qui joue. L’ayant compris, j’ai annoncé à mes deux sœurs que je l’étais, et soudain je me suis senti plus fort pour repartir là-bas.
Alors, je pourrais raconter l’histoire de mon père, sa carrière de physicien2), raconter aussi l’histoire de ses aïeux, qui allait me devenir plus familière les années suivantes, au fil de mon enquête au Yémen. Je pourrais expliquer pourquoi, dans ces circonstances-là, je me suis soudain identifié à mon père en tant qu’homosexuel, ou à la part homosexuelle de sa personnalité. Quand un ethnographe égraine des mots sur son carnet de terrain, il les égraine aussi nécessairement sur sa propre histoire, sur son propre pays ; il y a toujours matière à écrire parallèlement deux livres, quand il s’agit de retracer le chemin. Mais ce n’est pas l’essentiel ici.
Ce qui s’est passé pour moi en juin 2004, plus fondamentalement, c’est la possibilité d’être à la fois ethnographe et expérimentateur, ou si l’on veut à la fois scientifique et littéraire. Ça a été l’intuition d’un chemin, à la fois vers le passé et vers l’avenir, vers le Yémen et vers la France. Ce chemin est toujours d’actualité aujourd’hui.