Premier jet rédigé le 11 septembre 2024,
dans le cadre de : La sociologie est un monothéisme
Squelettes de cétacés à dents (cachalot) ou à fanons (baleine) au Muséum d’Histoire Naturelle
(avant la nouvelle scénographie, qui n'aide pas du tout à saisir la structure qui relieGB5…).
Nous sommes à la Grande Galerie de l’Évolution, dans le hall d’entrée, là où les concepteurs du Muséum d’Histoire Naturelle ont suspendu les squelettes de deux gigantesques mammifères marins : l’un s’appelle « christianisme », l’autre s’appelle « sociologie ». L’un est considéré comme une religion, l’autre comme une science, pourtant leurs structures sont à l’évidence apparentées. En y regardant de plus près, on peut même identifier des homologies* (voir glossaire) entre les différents organes :
C’est là leur point commun le plus structurel, d’un point de vue épistémologique : l’idée d’une verbalisation censée produire de la rencontre, par la médiation du Verbe incarné. En termes analytiques, c'est une confusion de type logique* : on prend le nom pour la chose nommée. Mais toutes les religions font ça. Et l’islam y croit aussi !
« Il n’y a pas d’incarnation* en islam », insistait un frère l’autre jour, assez sévèrement. C’est vrai, si l’on définit l’islam par contraste avec le christianisme : Dieu n’est pas censé s’être incarné en Mohammed (la paix et le salut soient sur lui). Mais Sa parole s’est tout de même « incarnée » dans le Coran, dans une parole située en un lieu et un temps déterminé. Nous les musulmans, nous disons al-salam ‘alaykum (« le salut soit sur vous »), et nous sommes persuadés que cette parole crée du lien social, pacifie la relation, rend possible les contrats, etc.. De fait ça marche, très souvent… Mais cette efficacité et cette croyance ne viennent pas de nulle part, et il vaut mieux s’en rappeler, dans un coin de son cerveau.
Il faut quand même savoir que dans l’absolu, la verbalisation suffit rarement à faire lien - souvent elle aggrave les conflits d’ailleurs.
De même que la rationalité. L’idée d’un « contrat social » est une fable : celle qui imagine les premiers hommes s’en remettre à leur saine raison, au lieu de céder à l’instinct de propriété, et dès lors capables de s’entendre naturellement… Une fable monothéiste, qui n’intervient pas n’importe quand dans l’histoire monothéiste - et que nous associons, nous en France, à l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Dans cette fable, la saine raison a pris la place de Dieu, c’est elle qui génère le lien. Et la même idée est à l’œuvre, chaque fois que nous utilisons le mot « social » : elle suggère que la société ou le groupe peut se réguler lui-même scientifiquement, sans référence à une transcendance, autre que le Social lui-même…
Même quand le mot « social » nous énerve, c’est au fond cette idée qui produit notre exaspération. Nous y croyons dans certaines situations, pas dans d’autres ; et nous avons tous la même compréhension « théorique » du mot, mais chacun place la frontière à sa manière. C’est ce qui produit par exemple notre clivage droite-gauche.
Ce phénomène explique aussi le paradoxe de Gaza ces jours-ci : que certaines situations nous émeuvent, alors que d’autres nous exaspèrent, selon les mots qui les amènent jusqu’à nous.
Interférences dans un phénomène ondulatoire monochromatique (explications vidéo)
Je reprends ici une analogie développée l’année dernière (dossier « Systèmes complexes »), avant d'avoir posé la figure de l'épigenèse monothéiste.
Pendant des années j’ai tenté de présenter Taez, alors en cours de destruction, sans réussir à susciter l’adhésion de mes lecteurs, musulmans ou pas d’ailleurs. Aujourd’hui, je reçois la destruction de Gaza autrement. Chaque fois qu’un musulman diplômé* sort ses violons pour Gaza, j’entends l’imposture qui maintient toute la région dans le chaos, et cela m’exaspère au plus haut point. Pourtant les mêmes violons m’émeuvent et m’accablent de tristesse dans la bouche de mes autres compatriotes, non-musulmans, ou dans la bouche de musulmans ordinaires (en arabe). Je communie avec les uns et pas avec les autres, à propos de la même tragédie, de la même population, et tout cela avec les mêmes violons grosso modo. Pour re-présenter les « réalités sociales », le même outillage conceptuel a tantôt prise, et est tantôt complètement inopérant. Il serait urgent de réfléchir à ces questions pour le mouvement pro-palestinien occidental - mais chacun protège dans cette affaire quelque chose de sa religion.
Pour démêler tout ça, il faut commencer par remarquer que le nom n’est pas la chose nommée : il ne suffit pas de dire « Palestine » pour faire reculer les chars israéliens. Les invocations du croyant (du’â) ne sont agréées que si Allah le souhaite, tout comme les imprécations militantes. Mais dans notre époque cybernétique*, quelque chose voudrait nous faire plonger tête baissée dans l’efficacité performative du mot. Car dans la matrice cybernétique, aucune de ces contraintes n’a vraiment cours : combiner le nom et la chose nommée, c’est aussi simple que de mettre des « tags » sur des « profils utilisateurs ». Vous pouvez mettre le tag « islam » sur votre profil de sociologue, et le tag « social » sur votre profil de musulman : la machine comprendra parfaitement ce que vous avez envie d’entendre, elle ne vous confrontera à aucun moment aux conséquences de cette opération.
Dans le monde réel, le nom n’est pas la chose nommée. Pour autant, tous les systèmes religieux (sociologie comprise) « font comme si », d’une manière qui leur est propre. C’est ce qui leur donne une capacité d’intégration*, au sens de la physique des transitions de phases : les gestes individuels se cumulent, les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Pourquoi la civilisation cybernétique renforce-t-elle la puissance chinoise, le nationalisme hindou, les populismes européens, tandis que les musulmans sont massacrés dans l’indifférence en Chine, en Birmanie, et maintenant à Gaza ? S’il existe une réponse unique pour ces situations diverses, elle réside dans la relation entre l’islam et la médiation cybernétique. Il faut comprendre que la cybernétique* n’est pas sortie de nulle part dans l’histoire des idées, et dans la matrice monothéiste* en arrière-plan (cf Fatiha 1:7, verset matriciel).
Si chaque système religieux se distingue par une proposition intégratrice qui lui est propre, les systèmes monothéistes sont apparentés les uns aux autres, ce qui produit des interférences tantôt constructives et tantôt destructives. Gaza est une frange sombre, dans une figure d’interférences que nous tend notre époque (qui a déjà englouti Taez auparavant…).
Il faut donc se positionner par rapport à la figure d’ensemble (pattern which connects…), que ce soit comme croyant ou comme citoyen - que l’on agisse pour ce monde, pour le suivant ou pour un peu des deux. Ceux qui prétendent mobiliser pour Gaza au nom de l’islam, mais sans réfléchir où ils se trouvent dans cette figure - sans la moindre amorce de réflexion sur leur rapport à l’outil, qu’il s’agisse de l’institution académique ou de tel et tel réseau social, sur leur rapport à l’écriture, à la verbalisation - ceux-là ne font que renforcer leur profil de musulman sur Facebook ou Instagram, le classement de leurs publications dans le peer review académique : Dieu seul les jugera.