— Vincent Planel 2022/05/13 06:30
Je n'ai pas avancé très loin dans la lecture du livre - j'en suis à a section 3.4, juste avant les premières “applications” aux sciences humaines - mais je veux poser certains jalons de ma réception.
Il y a deux niveaux de lectures dans ce livre, qu'il faut commencer par préciser.
F. Roddier est un scientifique, qui est habitué à parler du réel. Il a passé toute sa vie à étudier les confins de l'univers, en tant que réalité tangible - à travers les télescopes et autres appareils de mesure (pour lesquels sa contribution semble avoir été décisive). Là il revient sur Terre, depuis sa retraite, et il nous parle du monde qui nous entoure. Il commence par les phénomènes d'avalanches dans les tas de sable, de transition de phase, d'aimantation et de spins, qui sont des objets classiques de la physique. Mais son objectif dans ce livre est de nous parler de notre monde quotidien, de la manière dont il l'interprète. Donc en fait, il n'est pas juste question du réel, mais plutôt d'un sens qui l'engloberait. Un sens qui engloberait les choses du monde et le regard de l'observateur, dans une unique expérience de l'être. Seulement Roddier n'est pas philosophe : il est physicien, et il ne peut pas vraiment être les deux à la fois (c'est je crois ce qui caractérise la science moderne, par contraste avec l'époque médiévale). Roddier ne sait pas nous parler philosophiquement de “l'être”, il sait seulement nous parler du réel. Il fait partie de cette catégorie d'individus, les physiciens, que la société a conforté toute leur vie dans l'objectivité de leur regard : une vie à parler du réel. Là il est à la retraite et bien sûr il continue.
Le point subtil, c'est que c'est toujours comme ça : il n'y a pas des domaines où la science serait exacte, et d'autres où elle serait métaphorique. Même s'il vous parle d'un objet aussi simple qu'une boule de billard sur une surface plane, le physicien vous parle en réalité de sa représentation. Pour la boule de billard, celle-ci a l'autorité de la Science à son état d'achèvement, mais elle n'en est pas moins représentation. Et l'une des caractéristique décisive de cette représentation, c'est sa traductibilité mathématique.
F. Roddier n'écrit quasiment aucune équation dans son texte. C'est un choix intéressant, qui l'oblige à parler du réel avec des mots simples. Mais ça ne doit pas nous faire oublier que la représentation qu'il nous propose est intrinsèquement liée à la mathématisation. C'est le contrôle mathématique qui donne à cette représentation l'assise d'objectivité dont elle jouit, redevable d'une histoire politique et intellectuelle bien particulière (l'alliance de Louis XIV avec René Descartes), au moins autant qu'aux atomes et aux boules de billard. L'expérience du réel dont il nous parle est sous-tendue par l'expérience modélisatrice, activité cognitive bien particulière où l'intuition d'un modèle se superpose à un pan de réalité.
« Expliquer, résume Bateson, c'est cartographier les éléments d'une description sur une tautologie »
(La Nature et la Pensée, p.90).
Mais derrière l'adhésion de cette tautologie sur le réel, il a toujours des conditions sociales et politiques, qui protègent le physicien de la honte (science à l'état d'achèvement) ou au contraire l'y exposent (science encore débattue). Et c'est seulement par l'inertie de ces conditions sociales - leur prolongement vers le Yémen ou vers les étoiles - qu'un scientifique peut parler du réel « en toute objectivité ».
Sur mon carrefour à Taez, je m'interrogeais sur la société elle-même autant que sur le type de point de vue que je portais sur elle. Je modélisais autant l'histoire sociale locale que l'histoire intellectuelle européenne, dans un écho réciproque, afin d'établir la structure qui relie sous-jacente à mes observations. La précondition de cette démarche était la confrontation à ma sexualité, et c'est finalement cette énigme qui sous-tendait toute ma recherche. Mais en cela, je crois que les Yéménites étaient de meilleurs maîtres que ne l'étaient les étoiles, et notre relation une meilleure boussole, pour nous extraire de la crise climatique.
Il y a des progrès dans les télescopes, qui scrutent un univers en expansion, et parallèlement, il y a l'expansion d'une formule politique post-coloniale - ce que j'appelle le Régime, par identification aux mouvements de 2011. Je pense que les subjectivités scientifiques s'égarent si elles considèrent l'un sans l'autre (c'est ce que j'essaierai de montrer, par une dialectique inédite entre crise climatique et crise yéménite). En Europe, c'est presque toujours le cas (et depuis l'origine vers l'An Mille…).
Les scientifiques perdent le fil des conditions politiques sous-jacentes à leur activité - mais cela vaut pour les sciences sociales tout autant que pour les sciences de la matière. Les sciences sociales se targuent souvent de leur “conscience politique” ou “sociale”, de manière souvent plus péremptoire. Or elles ne sont qu'un langage disponible, et c'est plutôt de l'écoute mutuelle de ces langages (qu'on peut appeler laïcité) que peut naître une forme de lucidité. La déconstruction de l'objectivité n'est pas en soi gage de lucidité, et peut-être même le contraire. Ce qui sauve le scientifique, c'est sa honte. Et plus le point d'honneur s'aiguise chez le scientifique, plus sont requises prudence et pudeur.
Ainsi l'objectivité scientifique est toujours inquiète - et j'associe spontanément aux mots du poète, peut-être parce que je l'écoutais adolescent :
« Et les branleurs trainent
dans la rue
et ils envoient ça aux étoiles
perdues
Encore combien à attendre…
Encore combien à attendre…
Encore combien à attendre… »
Tostaki (1992)
Je ne crois pas que les étoiles répondent, nous renvoient autre chose que le strict reflet de nos structures mentales. Ni même la Nature, que nos subjectivités romantiques évoquent si volontiers1). À la rigueur, il faudrait aborder la prose de François Roddier comme le délire d'un poète échevelé. Mais un poète qui, par un caprice du Destin, se retrouverait dépositaire d'un pouvoir faramineux, l'assise cosmique d'une dictature. La Science moderne renferme tout cela : à la fois la plus extrême brutalité païenne, et l'exigence absolue du travail intellectuel, qui touche potentiellement à la sainteté.
Le physicien évolue dans une bulle de paganisme, qui l'amène à confondre son regard avec la réalité, et c'est sa condition-même. Mais du fond de cette bulle, il s'interroge quant à son rapport au monde, et n'est jamais totalement dénué de réflexivité. Il ne peut pas l'être car l'activité scientifique exige forcément cela de lui, à un moment ou à un autre.
En l'occurrence, F. Roddier nous en parle dès l'introduction, en évoquant l'approche bayésienne des probabilités :
« L’entropie d’un système est une mesure de notre méconnaissance de ce système. Cela implique que l’entropie est autant une propriété de l’observateur que du système observé. (…) Faisant partie de l’Univers que nous étudions, nos connaissances sont et resteront toujours incomplètes. L’Homme est une structure dissipative comme une autre. »
Et l'introduction se termine ainsi :
« L’Histoire montre que chaque fois qu’une société est en crise, elle cherche des coupables et désigne des boucs émissaires. Les civilisations primitives offraient des personnes en sacrifice aux dieux. Les Romains ont torturé les chrétiens. Le Moyen-Âge s’est terminé par des guerres de religion. La monarchie française a décapité son roi et un bon nombre d’aristocrates. Plus récemment l’Allemagne nazie a brûlé des juifs. Aujourd’hui on accuse les immigrés ou les « Roms ». Ce livre désigne le vrai coupable : les lois de la mécanique statistique contre lesquelles nous sommes individuellement impuissants. (…) Nos souffrances sont dues à l’entropie liée à notre méconnaissance des lois de l’univers. Lorsque ces lois seront universellement reconnues et comprises, cette entropie aura été évacuée. L’humanité sera enfin capable de prendre en charge son destin et d’atténuer ses souffrances. »
À l'évidence, F. Roddier nous parle ici d'une théodicée : une démonstration de la Miséricorde Divine, en dépit de l'existence du Mal. À l'évidence, son propos est à la fois confession et témoignage. Mais quelque part, la Science est toujours cela.
D'un autre côté, les Yéménites dans les années 2000 parlaient de quelque chose qu'ils appelaient makhnâtha - que je traduisais dans mes travaux par “saloperie”, parce qu'“enculade” aurait été vraiment trop vulgaire. Ils désignaient par là quelque chose comme une externalité négative du régime yéménite, dont ils avaient parfaitement conscience (voir mon texte Le miel sur le fil du rasoir).
« Lorsqu’une structure dissipative s’auto-organise, son entropie interne diminue. Cela veut dire qu’à l’extérieur du système l’entropie doit augmenter d’au moins autant. Curieusement, une structure dissipative diminue son entropie interne de façon à augmenter l’entropie externe. On traduit cela en disant qu’une structure dissipative exporte son entropie vers l’extérieur. D’après ce que nous avons vu, une exportation d’entropie équivaut à une importation d’information. Cela veut dire que l’information nouvelle qui apparaît lorsqu’une structure dissipative s’auto-organise provient de son environnement. Cette information apparaît et est mémorisée dans sa structure. Une structure dissipative s’adapte à son environnement de façon à maximiser son taux de production d’entropie, c’est-à-dire de dissipation de l’énergie. C’est ce que fait l’eau d’une casserole sur le feu. Le mouvement convectif de l’eau s’adapte à la différence de température entre le haut et le bas de la casserole. Elle mémorise cette différence de température. Si l’on éteint le feu, le mouvement ne s’arrête pas immédiatement, la mémoire s’efface progressivement. »
À la lecture, je suis frappé par le parallèle avec mon premier terrain (2003 - voir section comprendre). Le mouvement convectif de l’eau, c'est mon passage à l'acte dans la Capitale, peu avant l'avion du retour, par lequel je mémorisais une information, dans la structure-même de mon fonctionnement psychique. Les Yéménites m'avaient confronté à ma condition humaine, ma condition de « structure dissipative », et c'est cette intuition que je tentais de retrouver les années suivantes.
Or par ailleurs, les Yéménites comprenaient parfaitement que le Régime était une structure dissipative, intenable sur le long terme, parce qu'externalisant l'entropie dans les rapports sociaux, au point d'imposer à tous (sauf à l'ethnographe) une précarité interactionnelle proprement invivable. Dans mon travail, je tâtonnais aux prises avec ces deux “entropies”, celle générée par ma présence, et celle liée à l'histoire sociale locale.
Mais globalement les Humanités ne voyaient que du feu - si l'on se reporte aux études souvent paternalistes de cette période, quant aux “anxiétés sexuelles” de ces sociétés (contradictions dans lesquelles je me débattais moi-même). Anxiétés qui se traduisaient notamment par la réclusion des femmes de l'espace public, mais nous ne comprenions pas le lien. Ne pas confronter l'Occidental à sa honte était la pierre angulaire de l'ordre politique post-colonial, la condition d'existence de cette “structure dissipative”, de sorte que l'Humanisme européen ne comprenait simplement pas ce dont il était question.
Et maintenant que l'effondrement s'est produit là-bas, maintenant que les classes moyennes diplômées ne peuvent plus s'y promener, elles n'ont plus que l'urgence climatique à la bouche. Y a-t-il là une prise de conscience, ou bien encore autre chose?