Sète, le 4 mai 2022
Moi aussi j'étais là-bas. J'étais avec les Grecs. J'ai fait la guerre de Troie. Pour le retour j'ai pris un autre chemin, un long voyage qui m'a transformé. Du coup j'ai un autre point de vue, sur ce qui s'est passé là-bas et sur ce qui se passe ici.
Troie a été rasée, vous êtes au courant je crois. À la télévision et sur tous les médias, on nous explique que les Troyens se sont entretués, mécaniquement. En même temps, l'Occident est indissociable d'un complexe militaro-industriel, qui broie les autres peuples et la Planète elle-même, mécaniquement. Nous en sommes solidaires par notre mode de vie, et nous en concevons une culpabilité diffuse. Mais est-ce là vraiment tout : nous leur avons vendu des armes, et ils s'en sont servis? Clairement il nous manque un morceau, pour faire le lien entre ces deux mécaniques. Il nous manque un récit, retissant les deux rives de nos consciences.
Ulysse, avec son idée de se cacher dans un cheval de bois, a apporté une contribution décisive à la victoire des Grecs. C'est cette ruse qui provoque le courroux des dieux1), sa damnation et sa longue errance sur les mers. Alors que les Grecs sont rentrés chez eux rapidement, parce qu'ils ne savent pas. Eux sont rentrés dans le cheval avec leurs épées, ils en sont sortis pour guerroyer, mais ils ne savent pas pourquoi ce cheval, l'origine profonde de ce stratagème. Héros grec, Ulysse emporte avec lui un peu d'intelligence de l'Orient, et c'est ce qui empêche son retour.
Car toujours l'Occident oublie l'Orient, puis le redécouvre, périodiquement. L'histoire consciente du Monde est rythmée par ce balancier, aujourd'hui à l'extrême de sa course : il produit ce temps étrangement suspendu, dans notre moment historique. Nous savons tous que sa nouvelle embardée nous emmènera encore ailleurs, inéluctable et ample, comme la flèche d'Ulysse sur la gorge des prétendants.
Voir également : Frise résumant ce que je comprends de l'histoire du monde
À l'origine, j'étais là pour vous parler de mon enquête au Yémen, de mon interaction avec la société yéménite. Notamment de la manière dont j'ai géré ces deux contraintes : d'une part l'injonction à la conversion, d'autre part l'injonction à apporter la preuve de sa masculinité.
Dans le Yémen des années 2000, c'étaient là deux contraintes incontournables du travail de terrain. En me présentant comme non-croyant (comme c'était le cas à l'époque), je déclenchais un certain nombre de fantasmes et faisais déboucher l'interaction sur un gouffre : le soupçon que je pourrais égorger père et mère, du simple fait de ne pas connaître Dieu. Ou plus vraisemblablement peut-être (parce que les Yéménites regardaient les télévisions satellitaires…), une absence totale de morale sexuelle. L'hôte occidental masculin devait être pris au sérieux, tant qu'aucune objection n'était levée à sa qualité d'homme. L'ordre post-colonial était ainsi conçu, avec un fusible.
Les auteurs sur le Yémen, en général, ne manquent pas d'évoquer ces deux contraintes, qui relèvent presque du lieu commun, quelque part dans l'introduction de leur ouvrage. Mais ils ne sont pas très bavards quant à la manière dont ils les ont surmontés2). On reste en général dans l'anecdote, pour retomber très vite dans la posture du narrateur omniscient, l'écriture au présent anthropologique (les Yéménites font ceci et cela, parce que c'est leur culture…).
Dans mon travail, c'est exactement l'inverse. Je ne fais aucun mystère de ma conversion à l'islam, à un certain stade de ma recherche (septembre 2007, soit plutôt vers la fin), et de la manière dont cet épilogue clôt toute possibilité d'observation - on ne peut pas à la fois se prosterner front contre terre et tenir son carnet de terrain. Je ne fais pas mystère non plus d'une interaction sexuelle, survenue également à un moment bien précis (octobre 2003, soit m'arracher à mon premier terrain pour un premier passage à l'écriture), ni des implications pour ma démarche ultérieure (juin 2004, au moment où se pose la question du retour sur place). Ces trois dates me permettent d'être absolument transparent - aussi parce que j'assume les relations sous-jacentes, avec mes interlocuteurs comme avec Dieu - d'aller jusqu'au bout dans l'analyse des contraintes de l'observation - ce que je gagne en liberté dans l'analyse.
Cela me vaut souvent de m'entendre dire : « Dans ta recherche, tu ne parles que de toi… ». Il est vrai que je n'installe pas mon lecteur dans un fauteuil de spectateur, je ne lui vends pas une expérience immersive “technologie IMAX”… Je lui parle plutôt de la relation que nous entretenons, du simple fait qu'il me lit, et de celle que j'entretiens parallèlement avec mes interlocuteurs, aujourd'hui plongés dans la guerre.
Dans mon enfance, je me souviens être allé à la Géode, où l'on éclairait un instant les coulisses avant la projection. Apparaissait alors la gigantesque sphère de béton, parcourue de poutrelles d'acier, derrière la toile partiellement translucide de l'écran. C'est le moment que je préférais : plus encore que le film lui-même, m'apercevoir qu'il n'était qu'illusion, ce qui déclenchait chez moi un profond sentiment de liberté. Mais je conçois aussi très bien ce que cette expérience peut avoir de violent, ou de socialement inconvenant. C'est un déni contre lequel je ne peux pas lutter.
Quoi qu'il en soit, quand j'évoque le récit mythique de la Guerre de Troie, je pense aux sciences sociales : à cette guerre d'observation et de pensée, dont les contraintes très prosaïques sous-tendent entièrement notre vision du monde.