JâĂ©cris le matin, pour mâaider dans mes rĂ©visions : Chaque aya est un fait social*. Au sens de Durkheim : chaque verset est « susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extĂ©rieure ».
Lundi 22 avril, 13:58
Mon tĂ©lĂ©phone insiste pour me faire lire un post de Ziad, sans commentaire. Ziad a juste partagĂ© une vidĂ©o de âŁTamar, qui danse en regardant la camĂ©ra, sur quelques secondes dâun tube familier. Musique commerciale un peu techno, paroles rĂ©duites Ă lâĂ©vocation des points cardinaux : regarder Ă droite, Ă gauche, regarder en lâair, vers le PĂšre. Tamar exĂ©cute en souriant, elle nous captiveâŠ
Force de la thĂšse de Ziad sur la âŁSensation, imparable. Et mon hypothĂšse sur « lâhomoĂ©rotisme »* de la sociĂ©tĂ© yĂ©mĂ©nite ? La thĂšse de Ziad en est le prolongement, ni plus ni moins : Ă partir de la sensation de lâobservateur, reconstruire la cohĂ©rence du monde. Dans la civilisation cybernĂ©tique, qui vend du temps de cerveau humain, lâobservateur se laisse facilement captiver⊠(22 Quand Tamar prie)
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Entre maghrib et âisha, je me concentre sur sourate al-Naba (n°78). Câest la premiĂšre du programme du second semestre, et je lâai dĂ©jĂ apprise. Mais cette fois je veux lâapprendre dâune maniĂšre quâelle ne sâen aille plus, et câest un autre travail.
Je commence Ă lire la sourate : je teste ma capacitĂ© Ă enfiler un verset sur le prĂ©cĂ©dent, comme sâil sâagissait dâune sorte de chaĂźne et comme si jâĂ©tais une fourmi, totalement incapable de dominer lâobjet. Car câest bien le problĂšme : le Coran ne se laisse pas facilement dominer, contrairement Ă une Ă©quation.
En effet, lâĂ©quation est toujours conçue pour modĂ©liser une rĂ©alitĂ© extĂ©rieure, que lâon parle dâun phĂ©nomĂšne physique, ou de la topologie dâun objet mathĂ©matique quel quâil soit. LâĂ©quation prend sens au regard dâune rĂ©alitĂ© extĂ©rieure que la subjectivitĂ© apprenante a tout le loisir dâapprĂ©hender, ou du moins dont le chemin est balisĂ©, dont elle connaĂźt les coordonnĂ©es. MĂȘme si la rĂ©alitĂ© conserve une dimension mystĂ©rieuse, elle lâaborde toujours par le mĂȘme chemin, dans les mĂȘmes circonstances (le mardi de 10h Ă 11h, en salle B326, en vue dâune apprĂ©ciation sur la quatriĂšme ligne du bulletin trimestrielâŠ). La stabilitĂ© de lâĂ©quation ne rĂ©side pas dâailleurs dans lâobjet lui-mĂȘme, comme le prĂ©suppose lâesprit cartĂ©sien avec son dualisme* ordinaire ; elle rĂ©side dans la relation entre lâobjet et son apprĂ©hension mentale. Le scientifique mesure la rĂ©gularitĂ© dâun phĂ©nomĂšne perceptif, qui rĂ©side en grande partie dans lâenvironnement lui-mĂȘme. Un environnement institutionnel et humain, garant dâune rĂ©gularitĂ© dans lâenvironnement physique : « Et le scientifique vit que cela Ă©tait bonâŠÂ ».
Extrait du film dâAlain Resnais : Toute la memoire du monde (1956), Ă 10:34.
Rien de tel avec le Coran bien entendu. Lâanthropologue a mis le monde en fiches, il arrive avec ses dossiers et sous-dossiers - son « wiki » - quâil trimballe comme un gigantesque meuble Ă tiroirs. Chaque fois quâil aborde le texte, il a le nez dans dâautres fiches, il a ouvert des tiroirs diffĂ©rents : le meuble nâoffre pas le mĂȘme visage, et le texte lui Ă©chappe Ă nouveau. Il nâest Ă©videmment pas si simple de se placer « sous le regard de Dieu »âŠ
Sâoffrent alors deux visages : celui de Tamar, et la double page du Coran, quâon nomme aussi « visage » (wahj en arabe). Et oĂč je recherche le visage du Fils, pour ma part, depuis le 10 avril dernier (1 shawwal 1445). Le visage du Fils, ou ce quâil en reste.
VoilĂ la question historique fondamentale : dans lâĂ©volution du monde de 1956 (vidĂ©o dâAlain Resnais) Ă 2024 (vidĂ©o de Tamar), quel a Ă©tĂ© le rĂŽle des musulmans ? Je ne parle pas du nombre de Prix Nobels, non, je parle dâun Ă©quilibre gĂ©nĂ©ral de lâintelligence : la capacitĂ© des humains Ă intĂ©grer des Ă©quations, et aussi Ă les remettre en cause. Les musulmans arrivent encore Ă mĂ©moriser le Coran, bien sĂ»r, mais ils y arrivent en cloisonnant. Avec les gĂ©nĂ©rations qui se succĂšdent, ils y arrivent de moins en moins. Pourquoi ?
Il sâest passĂ© cette chose Ă©trange, hier Ă la mosquĂ©e entre maghreb et âisha. Je lisais sourate al-Naba, devant cette double page que je « dĂ©visageais ». Concernant le sens explicite, jâai dĂ©jĂ associĂ© tout ce que je peux (notamment sur la fin, versets 35-38, cette vision du paradis comme absence de vulgaritĂ© intellectuelle), mais ce nâest toujours pas suffisant. Jâessayais de dĂ©couvrir une qualitĂ© mystĂ©rieuse, qui ferait tenir ce texte ; j'essayais d'en dĂ©couvrir le contexte sous-jacent.
Il sâest passĂ© cette chose mystĂ©rieuse quâĂ un certain stade, jâai pensĂ© que nous Ă©tions tous en train de lire le mĂȘme texte. Ătrangement, je nây avais jamais pensĂ©. Peut-ĂȘtre le fait de discuter surtout avec des diplĂŽmĂ©s*, peut-ĂȘtre le fait de me trimballer avec mes tiroirs, je nâavais jamais touchĂ© cette Ă©vidence.
La dimension « sociale » du Coran, ça ne veut un peu rien dire ; la compĂ©tence sociologique de la sociĂ©tĂ© musulmane, lĂ est le vrai tabou. Sa capacitĂ© à « performer » une rĂ©alitĂ© sociale, sans y ĂȘtre prise, Ă©galement Ă tirer le rideau passĂ© un certain stade. Câest ce qui sâest passĂ© lors de mon premier sĂ©jour (septembre 2003), ce qui sâest passĂ© en 2011. Mais ici, câest encore tabou, par empilage de vulgaritĂ©s intellectuelles, et des culpabilitĂ©s associĂ©es. Le Coran sommeille dans le repli de ces contradictions.
Je pense à Ibn Tumart, aux berbÚres de Tinmel : il leur a appris simplement à lire.