Car tous les nombres ne s’obtiennent pas par comptage : les nombres les plus petits, par conséquent les plus courants, ne sont généralement pas comptés, mais reconnus au premier coup d’œil comme des configurations*. Les joueurs de cartes ne s’arrêtent pas pour compter le nombre de figures sur un huit de pique et peuvent même reconnaître la disposition caractéristique des figures jusqu’au « dix ».

Gregory Bateson, La Nature et la Pensée,
section 2.9 « Le nombre est différent de la quantité »
(lire + ci-dessous)

Une astuce de Talib al-'ilm

La feuille de hizb est un dispositif visuel conçu pour faciliter la mémorisation du Saint Coran, en l’ancrant dans une expérience de lecture quotidienne (wird), généralement divisée en section :
1 hizb = 1/60e du Coran.
Toute personne qui lit le Coran pour plaire à Allah - un hizb par jour, ou bien matin et soir - connaît la temporalité propre de cette adoration : l’humeur qui change au fil d’une séance, selon un rituel qui se reproduit jour après jour. Le dispositif consiste à représenter les doubles pages les unes au-dessus des autres, telles qu’elles apparaissent toujours dans la lecture d’un hizb, de sorte que le lecteur se souvienne toujours où il se trouve dans ladite section.

La feuille de hizb se décline :

• en version papier : fichier à imprimer et à remplir soi-même, en choisissant des mots qui nous semblent significatifs, en haut et en bas de chaque page.
• en version PDF : pour la regarder sur la liseuse ou le téléphone portable. Elle peut alors servir de sommaire, avec des liens vers les pages considérées.
• en format Word ou ODT : le fichier d’origine pour choisir les mots, puis générer le PDF.

• Elle se décline également sous forme de balises visuelles, à insérer dans le texte de ce wiki : de la taille d’un caractère , ou plus grand. Reconnaissable d’un regard, la balise évite d’avoir à structurer visuellement le carnet de hizb (comme j’essayais de le faire avec mon « sommaire visuel », l’année dernière sur sourate al-’Isra. Toujours mon obsession de pouvoir écrire…).

Commentaires d'anthropologue

À la base, je cherchais à harmoniser mes expériences de lectures, tantôt sur la liseuse et tantôt sur le mushaf : quelle configuration optimale pour la mémorisation ? Ma question était d’abord : comment conserver l’expérience de la double page, à travers l’écran de la liseuse ? J’avais utilisé un système de « bandes », qu’on trouve aussi sur certaines applications de smartphone. Mais autant adopter comme cadre le hizb, tant qu’à faire, puisque même une corneille est capable de compter jusqu’à dix (voir suite de la citation plus bas).

Plus fondamentalement, la feuille de hizb renvoie le fidèle à sa condition de lecteur moderne, qui perçoit nécessairement le texte à travers le prisme de l’édition standard - et quantité d’autres prismes, mais d’abord celui-là. C’est donc une réponse prosaïque à la question : quelle pensée consciente puis-je poser sur le texte, sans faire écran à celui-ci ? (Une éthique du noeud)

Mémoriser le Coran implique de naviguer entre deux écueils principalement : l’intellectualisme et l’anti-intellectualisme (voir code couleur). C’est même l’intérêt de mémoriser le Coran je pense - en tant qu’anthropologue, en même temps que la récompense espérée par le croyant - que de permettre cette expérience de navigation, comme aucun autre texte dans l’histoire humaine. Le Coran nous oblige à renoncer à tout rationalisme, mais aussi à toute forme d’indigénisme ou de romantisme. Je pense qu’une pensée juste, une pensée saine, est précisément celle qui navigue entre ces deux écueils. L’orthodoxie sunnite connaît ça très bien.

Bien entendu dans mon cas, je ne pense pas que le Coran en lui-même aurait pu m’apprendre à penser, me sortir des habitudes dualistes* héritées de ma formation intellectuelle. Une des choses que je préfère dans cette page trouée, les dix casiers de cette feuille de hizb, c’est qu'elle s'associe pour moi au cadrage du « terrain ». Je l’associe mentalement avec juin 2004, le moment où j’ai décidé de replonger entre les pages de mon premier mémoire, quand j’ai décidé d’assumer mon passage à l’écriture devant les Yéménites. Et je fais exactement la même chose avec le Coran, de mes horodatages jusqu’à aujourd’hui. À travers cette feuille, je m’accroche à ce contexte rassurant, celui dont je tire toutes mes métaphores, l’intimité réflexive* de mon rapport au texte. Mais d’une manière générale, la feuille de hizb renverra tout croyant à son propre rapport au texte. Voir aussi ma critique du sionisme musulman : « le témoignage est toujours situé ».