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Notre escapade à l'Hôtel Sindbad (12-14 mars 2006)

Ziad et moi, le jour de notre notre arrivée à Khokha. Photo datée du 12 mars 2006 vers 18h : nous venons d’arriver dans la palmeraie de Khokha, au bord de la mer rouge (juste au nord du port de Mokha).

Contexte : au tout début de mon troisième terrain. Je suis arrivé cinq jours plus tôt à Taez, où je dois rester jusque fin juillet. C’est un terrain plus long car je suis maintenant inscrit en thèse, et je peux m’absenter tout un semestre. Pour autant, je n’ai pas encore bien fixé la thématique de cette nouvelle recherche, ni les conditions dans lesquelles je pourrai la mener. Je sais seulement que je dois m’allier à Ziad, si possible cohabiter avec lui : j’ai une certaine idée du coeur du problème, et je sais que les autres Yéménites ne feront que m’en éloigner (je ne veux pas reproduire l’impasse de mon DEA).
Je suis donc installé avec Ziad dans sa pièce, mais la situation est difficile. Ziad est très isolé, au chômage depuis qu’il a dénoncé la corruption dans une usine de farine à Aden, et maintenant en conflit avec sa famille1). Du fait de ma présence, les notables du quartier envoient leurs mouchards lire le journal dans sa pièce, et il n’a aucun moyen de les éconduire. Bref, la situation est difficile, mais Ziad n’en parle pas explicitement, et moi-même je ne saisis pas très bien la situation. Je suis encore échaudé par la rumeur découverte à ma descente de l’avion, selon laquelle je me serais « marié avec un nègre » (tazawwaj ma’a khâdim), rumeur que je me suis empressé de démentir vigoureusement. « Ils disent ça pour me faire du tort. », a dit Ziad, et j’ai trouvé ça très élégant, sans être vraiment convaincu…

Bref, cinq jours à peine après mon arrivée, nous avons besoin de sortir prendre l’air. Nous débarquons à l’hôtel Sindbad, un complexe touristique un peu décati où il n’y a pas un seul touriste. Nous avons un bungalow au bord de l’eau, quelques pêcheurs au loin qui réparent leurs filets à quelques encablures, la mer chaude et une terrasse ombragée.

« Naturel n’est pas forcément vrai… »

À l’hôtel Sindbad, nous pouvons enfin parler librement. J’ai voulu raconter à Ziad l’évolution de ma recherche depuis mon dernier séjour, et aussi la vérité sur ma vie personnelle, plus tard dans la soirée. Ce qu’il y a de vrai dans la rumeur, c’est que j’ai découvert mon homosexualité. J’ai commencé à le penser en juin 2004, juste avant mon précédent séjour, et depuis j’ai fini par me rendre dans des associations homosexuelles, il y a un peu moins d’un an (printemps 2005). Je ne suis pas marié avec un noir, mais c’est vrai qu’en France j’ai beaucoup changé : je ne me présente plus pareil dans les groupes, je ne vois plus les choses de la même façon. Même ma recherche est en train d’évoluer…
« Tu n’as pas eu d’expérience avant 2005 ? », me demande Ziad avec insistance. Je nie, tout en sachant qu’il n’est pas dupe : il pense bien sûr à Waddah, son cousin de Sanaa à la fin de mon premier séjour (octobre 2003), alors que Ziad s’était retiré dans son village. Mais pour moi c’est évidemment autre chose : qu’est-ce que Waddah aurait à voir avec le fait que je sois ou pas homosexuel ? D’ailleurs je ne pensais pas l’être à l’époque ! Alors comment ? Cela m’aurait rendu homosexuel d’avoir une expérience ? C’est complètement absurde…

De toute façon l’enjeu actuel, c’est Ziad, ses relations avec son entourage et son problème psychique. Comment l’aider ? A-t-il songé à ses propres désirs, à son propre fonctionnement ? Ziad répond très sobrement :
- « Si je suis convaincu un jour, je m’y résoudrai. Aujourd’hui je ne suis pas convaincu. »

- « Tout ce que je sais, moi, c’est ce que je ressens quand j’ai un homme entre les bras. »
Je suis en première année de thèse, je viens de lire L’empire des passions de ma directrice Jocelyne Dakhlia, de m’ouvrir à tout un pan de culture homosexuelle, Pasolini etc.. Je suis devenu sociologue pour de vrai, depuis ma maîtrise : l’homosexualité est maintenant indissociable de mon rapport au monde, et de la manière dont je vais vers les Yéménites. Avec les Yéménites surtout, je sais au fond de moi à chaque instant que je suis homosexuel…

- « Oui, ce que tu ressens devant un homme… mais le naturel n’est pas forcément le vrai. »
Ziad me répond par cette phrase étrange, qui semble tirée d’un traité de théologie médiévale. Phrase inconcevable à un esprit cartésien* (cogito ergo sum : ma pensée la plus intime touche nécessairement la vérité de mon être…).
J’y réfléchirai. Mais je ne suis pas là pour faire de la théologie…

Voir également : Sindbad la nuit
(ajout du 3 mai 2024)

Ziad et moi deux jours plus tard. Photo deux jours plus tard, le 14 mars vers 15h. Il n’y a personne pour nous prendre en photo, alors je fais ce selfie. Je porte le bonnet que j’ai acheté aux Galeries Lafayette de Marseille quelques semaines avant, parce qu’il a la couleur de mes yeux. En fait je regarde mon image ; Ziad regarde l’objectif. Il est tendu, préoccupé. Ce matin il a passé des heures, debout dans la mer avec l’eau jusqu’à la taille, tournant en rond. Il n’a plus le coeur à discuter. Il insiste pour que nous revenions à Taez.

« Zéro, en contexte, peut être significatif »

Qu’y a-t-il à dire finalement de l’Hôtel Sindbad ? Que s’y est-il passé ?
Gregory Bateson a cette réflexion sur le zéro, le non-évènement, que j’aime souvent citer :

« La larve de la tique grimpe à un arbre et attend sur une brindille extérieure. Si elle sent de la transpiration, elle se laisse tomber et atterrit, éventuellement, sur un mammifère. Mais si, après quelques semaines, elle ne sent pas de transpiration, elle se laisse tomber et s'en va grimper à un autre arbre. La lettre qu'on n'écrit pas, les excuses qu'on ne présente pas, la nourriture qu'on ne donne pas au chat : voilà des messages qui peuvent être suffisants et efficaces parce que zéro, en contexte, peut être significatif. » (citation n°1)

Alors, que s’est-il passé à l’Hôtel Sindbad ? Il s’y est passé rien.
Ziad et moi n’avons pas eu l’explication décisive, celle qui aurait refondé notre alliance comme je l’espérais. Voilà pour le contexte, tel que je le concevais pour ma part : un non-évènement non-significatif. Après notre retour le 14 mars au soir, je n’ai pas renoncé pour autant à rester auprès de Ziad, en essayant de fréquenter les milieux citadins « proches du régimes » (c’est comme ça que je les définissais à l’époque), de me faire apprécier d’eux, ce qui n’était vraiment pas gagné. Quand Ziad m’a finalement demandé de quitter sa pièce (1er avril 2006), je l’ai vécu comme une trahison. Sur le moment, je n’ai pas compris le cadeau qu’il m’avait fait la veille avec ses idoles pré-islamiques, sans doute l’une de ses premières « folies ». L’humiliation était trop grande : j’avais le sentiment d’être à nu, d’avoir été roulé dans la farine en m’attachant à Ziad : tout ça pour qu’il me vire finalement comme un malpropre, comme si je lui avais fait une proposition indécente…
À partir de là je fais l’inverse : je prends résolument le parti des commerçants, de leur esprit plus libéral, grâce à l’alliance avec Lotfi. Ce qui donnera ma recherche sur la vulgarité et les boutades « homoérotiques ». Le reste du séjour, Ziad et moi n’interagissons quasiment plus, et c’est à mon retour l’année suivante qu’il met le feu. Dans le silence des Yéménites ce jour-là - zéro en contexte… - je prends conscience qu’ils étaient tous mouillés dans cette affaire. Quelques semaines plus tard, j’arrache ma conversion à l’islam, sans rien demander à personne, et mon terrain est terminé.

Tant que j’étais engagé sur le terrain, devant justifier subjectivement ma présence en tant qu’observateur, j’entretenais une vision morcelée de la situation au Hawdh al-Ashraf. Il y avait des citadins proches du régime, des commerçants, des ouvriers ruraux. Ces différents milieux se distinguaient dans leurs rapports au monde et leurs « masculinités ». Et moi le sociologue, je mettais ces différents points de vue en regard les uns des autres, dans l’espoir d’en tirer un enseignement plus général, la vérité d’une situation.
Mais la vérité de cette situation, comme j’ai fini par l’admettre un an plus tard, c’est surtout que les Yéménites lisaient en moi comme dans un livre ouvert. Bien sûr, ils ne suivaient pas les méandres de mes arguments théoriques, les détails de la conversation que j’entretenais avec Ziad, mais ils savaient où elle devait aboutir. Le fait que Ziad et moi partions en escapade au bord de la mer, et que nos rapports n’aient pas changé à notre retour trois jours plus tard, il y avait là à leurs yeux un non-évènement hautement significatif, lourd de conséquences pour Ziad, pour le jugement sur lui de son entourage.

« On ne peut manquer de ressentir comme un scandale ou une provocation la prétention de celui qui (…) trahit le mieux et le plus mal gardé des secrets, puisque tout le monde en a la garde, et qui viole la loi du silence assurant à l'économie de la bonne foi la complicité de la mauvaise foi collective. » Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, p.352 (extrait complet).

En réponse, Ziad avait élevé ces idoles pré-islamiques, pour railler les postures morales de son milieu, avant de prendre congé de moi. Une fois de retour en France, c’est cette photo que j’allais considérer comme la plus précieuse de mon « terrain », et dont j’allais faire usage pour mon site internet. Avec les posts de Ziad, je fais la même chose aujourd’hui.

Antony, 4-5 avril 2024

Les idoles de Ziad, élevées à partir du mur d'enceinte de sa pièce, le 31 mars 2006.

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1)
Son grand frère Nabil vient de payer le mariage de son petit frère Yazid, pour le piquer dans sa fierté et le forcer à trouver du travail comme expert-comptable. Ziad l’a vécu comme une trahison de toute sa famille, et il réclame maintenant réparation : pas question d’aller travailler tant qu’il ne sera pas marié lui-aussi…
fr/comprendre/moments/2006_03_12-hotel_sindbad.txt · Dernière modification : 2024/05/03 18:39 de mansour

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