(Précisions pour Yazid, le 21 juin 2023)1)
Toute ma recherche n’a pas d’autre objet que ce que les musulmans appellent « l’amour en Allah ».
Elle en est la mise en évidence expérimentale, pourrais-je même dire : un résultat qui n’était pas connu d’avance, mais qui émerge de manière nécessaire, au fil de l’expérimentation.
Reconstitution :
À l’origine il y a simplement la méthode ethnographique, c’est-à-dire une combinaison entre :
Dès mon arrivée à Taez pour mon premier terrain (fin juillet 2003), ces deux contraintes sont inhérentes à mon engagement, et tous mes interlocuteurs doivent composer avec. Au mois de septembre l’intrigue se stabilise autour du Za’îm, un personnage partiellement fictionnel, qui deviendra l’objet explicite de ma première enquête. Bien entendu, le concept de Za’îm parle de la dimension affective de la vie sociale : il est déjà une première réponse à la question, élaborée de manière dialogique entre les Yéménites et moi.
Mais ce premier objet découle en réalité d’une répartition des rôles entre informateurs (quartier) et indigènes* (commerçants), qui s’installe au fil des tâtonnements du mois d’août, et se cristallise dans mon « coup de foudre » pour Ziad. À l’époque, ce processus excède mes capacités d’analyses, et ne fait pas l’objet d’une problématisation explicite : dans mon analyse ultérieure, il sera masqué par l’hypothèse du stigmate, c’est-à-dire le postulat d’un clivage sociologique* entre une population stigmatisante et une population stigmatisée. Pour autant, je reconnais tout de même un élément mystérieux (voir dernière partie de mon mémoire) : les Yéménites ont détruit leur Za’îm à un certain stade ; fin septembre Ziad a perdu la face et s’est retiré dans son village. Donc mon objet n’est pas stable (et en octobre, j’ai été contraint de passer à l’acte avec Waddah pour le fixer malgré tout).
À cause de ce mystère - ce petit printemps arabe* avant l’heure - l’histoire ne s’arrête pas là : je reviens l’année suivante (2004) avec en tête toujours la même question : qu’est-ce que la vie sociale ? Quel type d’engagement intellectuel et affectif est-il requis pour y participer ?
Par tâtonnement encore (2006), j’en viens à formuler l’objet de ma recherche doctorale :
« L'histoire sociale au prisme de la sociabilité masculine. Séduction, méfiance et rapports d'honneur à Taez (Yémen) ».
Là encore, il est bien question de la vie sociale, dans sa dimension affective (séduction) et intellectuelle (méfiance). Je cherche à comprendre comment les Yéménites s’en sortent, dans le contexte historique qui est le leur : comment ils font la part des choses entre « l’amour en Allah » et « les suggestions de Satan ».
Mais à ce stade, l’hypothèse monothéiste* ne joue encore aucun rôle. Comme l’indique l’intitulé, l’objet est conçu comme une dialectique entre une « histoire sociale » bien délimitée, qu’il s’agit de connaître intellectuellement, et une « sociabilité masculine » dont il s’agit de décrire l’expérience corporelle. L’objet est encore défini en termes implicitement dualistes* : comment engager mes tripes là où elles ne sont pas…
L’année suivante (2007), confronté aux « effets secondaires » de ma démarche, je bascule vers l’hypothèse islamique* : la société Taezie n’est pas réductible au Social ; l’énigme n’est pas soluble sans prendre en compte l’évènement d’une révélation située quatorze siècles en arrière, dont les répercussions se font sentir à la fois au Yémen et en France, à la fois dans mon objet et dans ma propre démarche.
Alors seulement il devient possible d’évoquer « l’amour en Allah », lieu de convergence entre la démarche ethnographique et le lien social yéménite, pour réinterpréter l’ensemble de l’histoire de manière non-dualiste.
…Sauf que de nouveaux interlocuteurs font leur entrée à cet instant, animés par une motivation religieuse. Ceux là m’abordent en me disant aussi : « Je t’aime en Allah », sans nécessairement connaître mon histoire, indépendamment de ma qualité d’anthropologue, mais par un réflexe spontané de sollicitude envers un nouveau membre de la Communauté. Et le problème se pose d’emblée, à la fois au Yémen et en France après mon retour : comment construire une convergence entre ces deux types d’amour en Allah ?
Le drame de l’histoire ultérieure, c’est que cette convergence ne sera jamais possible. En effet, ces personnes « motivées religieusement » (al-mutawi’a) n’ont pas été mes interlocuteurs dans l’enquête, quand je me présentais comme athée. Et leur nouvelle sollicitude à mon égard n’ira jamais jusqu’à englober ceux qui l’ont été. Il sera toujours plus facile de simplifier l’histoire : de me considérer guidé jusqu’à l’islam malgré mes interlocuteurs et malgré les sciences sociales, non à travers celles-ci et grâce au témoignage de ceux-là. En d’autres termes, il leur sera toujours plus simple de nier en bloc ma démarche, et la société qui en était le cadre. Pendant quinze années, il n’aura pas été possible de s’entendre sur un récit, de rendre cette histoire concevable pour tous, et de l’inscrire dans un monde en commun.
⇒ « On peut créer du réel par la peau des choses »
JVDK à la rescousse…
À vrai dire, cet obstacle était perceptible dès la première année (2007-2008), et c’est dans ces circonstances que Yazid, le frère de Ziad, fait son entrée dans l’histoire.
Personnage central de ma première étude cinq ans plus tôt, Ziad souffre maintenant de problèmes psychiatriques, et est à ce titre le candidat le plus évident au statut de « victime collatérale » de mon enquête. Seulement ces troubles psychiatriques sont réels, ils ne se résolvent pas d’un coup de baguette magique après ma conversion (Ziad commence à parler de christianisme déjà à cette époque…). Ziad est une personne en échec, une personne « ingérable ».
Pour ma part, je viens de passer une année en France assez isolé : je suis un converti tombé du ciel que personne ne comprend, ni à Marseille dans la communauté musulmane, ni à Aix-en-Provence dans la communauté académique. Par contre au Yémen, je n’ai jamais été aussi à l’aise. Je sens que mon histoire est avec cette famille, mais Yazid et moi nous connaissons à peine : pas aussi cérébral que son frère, nous n’avons pas grand-chose à nous dire…
Mais voilà que le 18 septembre 2008 (17 Ramadan 1429), au cours d’une expédition collective vers les sources d’eau chaude de Hammam Kresh, Yazid et moi faisons l’expérience d’un « coup de foudre » réciproque : un coup de foudre analogue à celui vécu avec Ziad, qui a initié l’enquête cinq ans plus tôt. Pour moi, l’anecdote représente l’aboutissement de mon enquête - ou si l’on veut, la mise en évidence expérimentale de l’amour en Allah : elle illustre la compatibilité entre observation sociologique et religiosité musulmane, soit la possibilité d’un enchantement ethnographique durable. L’expédition est décortiquée en détail dans mon texte de 2010 : « L'expédition à Hammam Kresh. À l'ombre du paradoxe, les rationalités de la passion ».
Les semaines suivantes, je rédige ma candidature au Prix Michel Seurat, que j’obtiens en mai 2009, six mois après mon retour en France. Yazid m’annonce alors qu’il se lance en politique, comme ‘âqil° du quartier.
Mes rapports avec Yazid relèvent-ils d’un « amour en Allah » ou bien d’une « suggestion de Satan » ? C’est toute la question là encore : non pas à cause d’une ambiguïté sexuelle comme trois en plus tôt, mais parce que cette histoire commence à prendre des proportions inquiétantes. De mon point de vue, il serait bien plus raisonnable que Yazid se remette au service de son frère aîné, afin que celui-ci guérisse rapidement, épilogue heureux pour mon enquête. Mais bien sûr, Yazid ne le voit pas sous cet angle : c’est maintenant lui qui assume l’autorité familiale, lui qui a la tête sur les épaules. Malheureusement avec lui, mon projet scientifique s’éloigne de plus en plus de son point de départ…
Ces contradictions éclatent à l’automne 2010, lors de mon dernier séjour. Dorénavant Yazid a choisi : il me catégorise comme un Satan, et ne me parlera plus pendant trois ans.
Fragilisé dans ma démarche, je doute énormément. Dans le contexte des révoltes arabes, je me lance dans une critique intransigeante des sciences sociales, et m’isole de plus en plus du monde académique. Sans réussite professionnelle ni le soutien de Yazid, je m’interdis aussi de retourner au Yémen. En même temps, je reste prêt à faire ma valise, persuadé d’être de retour là-bas le mois suivant.
Yazid me reparlera seulement en 2013, après avoir failli tuer son propre frère (suite à l’affaire Bassam). Mais en 2013 il est trop tard : j’ai définitivement échoué dans ma thèse. Je décide de m’installer dans le Sud de la France, pour tourner la page, pendant que le Yémen va vers son destin.
Depuis entre Yazid et moi, le lien à distance a toujours perduré, lié au vague sentiment que l’Histoire aurait pu être autrement.
Entre ces deux écueils, il faut parvenir à cheminer. Car on ne construit pas l’amour sur l’injustice, la vulgarité intellectuelle, ou la complaisance généralisée.
Depuis 2012 et l’enlisement de la Révolution, Ziad s’identifie à Jésus et se réclame ouvertement du christianisme. Au fil de la décennie écoulée, cette situation m’a conduit de l’hypothèse islamique* à l’hypothèse monothéiste*. Bien sûr je parle toujours de mon travail d’anthropologue, pas d’un syncrétisme indistinct. Je parle juste d’une capacité à aimer l’autre, pas seulement intellectuellement, mais par la rencontre de ce qu’il est réellement.
Les discussions de méthodologie ethnographique ont cet enjeu bien réel, plus urgent que jamais à notre époque. Mes rapports avec Ziad et sa famille peuvent paraître bien dérisoires, et les enseignements que j’en tire bien théoriques et « tarabiscotés ». Mais il est difficile d’aimer à travers les sciences sociales. Et à perdre de vue cet enjeu, ces disciplines s’égarent : l’amour ne se décrète pas intellectuellement. L’islam lui-même s’égare en le laissant croire aux sociologues, et il s’égare en le croyant pour lui-même : aimer en Allah ne sera jamais un geste performatif, comme la prière ou les ablutions. Ce Moyen-Orient blessé, saura-t-il bientôt nous le réapprendre ?
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Section Comprendre