JVDK : « On peut créer du réel par la peau des choses »
Prenons la profession de foi de l’anthropologue-musulman* :
L’énoncé sera reçu très différemment selon qu’on le lit en tant que théorie anthropologique ou ethnographique. Tout dépend à quel niveau on situe le réel. Donc j’appelle à la rescousse un « cinéaste du réel », pour faire comprendre ce point assez subtil.
Dans le livre Aventures d’un regard (édité en 1998 par les Cahiers du Cinéma), Johan Van der Keuken se remémore son intuition d’enfant face à l’appareil photographique - intuition qu’il a su conserver dans son cinéma expérimental, et fait prospérer toute sa vie :
Étant enfant, j'aimais dessiner, et puis mon grand-père qui était un photographe amateur trés doué m'a appris la photographie dès l'âge de 12 ans. J'ai trouvé ça fascinant. Il avait une collection de magazines de photographies Focus, et, pendant les vacances, je regardais ces magazines; il avait des cahiers de recettes chimiques qu'il avait découpées dans le journal. J'ai étudié ça entre 12 et 15 ans. J'ai acheté un appareil à plaques avec lequel j'ai commencé à faire des expériences. Ça me plaisait cette magie, voir surgir ces images, accompagnée du désir de dominer ce processus. Le fait de reproduire quelque chose de vrai.
Je me rappelle, avec cet appareil à plaques, avoir photographié un vieux cloître avec des briques. Sur la photo, comme la plaque avait un grand format, on pouvait voir chaque brique. Je ne pouvais pas le faire avec l'appareil que j'avais avant, alors que là, je pouvais compter les briques. J'ai photographié des oranges. On voit la peau très nette et l'autre versant de l'orange est déjà flou. La profondeur de champ très limitée, due encore au grand format de l'appareil et à la grande longueur focale de l'objectif qui y correspond, où le flou va jouer et se mettre en contraste avec la netteté de la qualité de la peau. On peut créer du réel, par la peau des choses. C'était pour moi une découverte sensationnelle.
Johan van der Keuken, Aventures d'un regard, 1998, p.58.
Créer du réel par la peau des choses, cela signifie que le réel n’est pas dans l’orange elle-même mais dans le phénomène perceptif. C'est lui qui dispose plusieurs plans en fonction d’une profondeur de champ, qui souligne la granularité d’un mur selon le grain de la pellicule, etc.. Il n’y a pas d’autre réel que dans cette rencontre entre un appareil perceptif, capteur de différence, et l’ensemble des différences qui organisent le monde.
Ici je relis Van der Keuken avec des lunettes batesoniennes : Van der Keuken est d’abord un artisan du visuel, et à ses heures un « théoricien » de la prise de vue ; Bateson est un chercheur, un vrai épistémologue*, et c’est lui qui insiste sur le phénomène de la différence (en lien avec la notion d’écologie mentale*). Mais fondamentalement ils disent la même chose. Car l’enjeu sous-jacent, c’est de déconstruire le postulat objectiviste* d’une transparence de l’image : postulat qui ne s’est pas joué dans le champs des arts visuels, mais dans l’histoire des idées plus largement, et notamment dans le cartésianisme*.
Le point fondamental de mon travail, c’est qu’on ne peut pas comprendre l’islam dans un cadre épistémologique objectiviste.
De même que le réel n’est pas dans l’orange elle-même, de même l’islam ne réside pas dans telle ou telle communauté musulmane, ni même dans la globalité des musulmans (qu’on écrit usuellement « Islam »*, avec une majuscule). L’islam n’est pas une culture, ou un dénominateur culturel commun.
En ce qui concerne mon travail, j’ai toujours refusé la pertinence des lectures culturalistes : « l’anthropologie de l’islam »* était pour moi une incongruité. Par réaction, j’ai tenté d’exporter au Yémen une conception unitaire et généraliste des sciences sociales (sociologie, histoire, anthropologie). Et c’est dans ce mouvement que l’islam a commencé à faire sens, parce que des personnes en face ont tenu bon.
Il n’y a pas de société objectivement musulmane, car la réalité de l’islam n’émerge que dans le témoignage, lequel suppose un démantèlement de l’objectivité. Ou dans les termes de mon enquête, septembre 2007 suppose octobre 2003.
Notre histoire ne dérange en rien l’islam lui-même : elle dérange les musulmans diplômés, du fait de leur confusion sur ce point épistémologique précis. On ne peut pas comprendre l’islam - on ne peut pas le « réformer », ou simplement mettre à jour notre compréhension d’un monde transformé par la science moderne - sans mettre en œuvre une critique batesonienne, sous une forme ou sous une autre. Ceux qui le prétendent sont des charlatans.
D’ailleurs moi-même, je mentirais si je prononçais la « profession de foi » ci-dessus en laissant penser qu’il s’agit d’une théorie anthropologique générale : il ne s’agit que d’une vérité ethnographique*, propre à la rencontre entre une discipline particulière (les sciences sociales françaises) et un corps social constitué (le Hawdh al-Ashraf).
Mais c’est déjà pas mal…
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