« L’explication consiste en la cartographie des éléments d’une description sur une tautologie* »
Gregory Bateson, La Nature et la Pensée, p.90.
Théorème de l’enchantement ethnographique :
« En présence d’un observateur européen*,
il y a toujours un Yéménite qui prend la pose
et un Yéménite qui vend la mèche »
La formulation de ce « théorème », au milieu de ma troisième année de thèse (janvier 2008), était l’aboutissement de ma recherche : il signifiait ma capacité à relire toutes mes observations en termes de perceptions situées1) : l’ensemble des anecdotes consignées au fil des jours sur mes carnets, le plus souvent sans les avoir comprises. J’étais enfin prêt à restituer ma trajectoire ethnographique sur les bords de ce carrefour2), et apporter un témoignage scientifique sur l’unité fondamentale de cette société.
Et je revenais de loin.
Implicitement, ce schéma triangulaire parlait en fait de ma condition épistémique* dans cette enquête, marquée par une forme d’intersexuation.
Quatre ans et demi plus tôt, dans la Capitale Sanaa, j’avais été acculé à un rapport homosexuel subi (octobre 2003). Ce n’était pas un « viol » - c’est-à-dire l’ascendant d’une contrainte physique sur ma volonté ; ce n’était pas non plus un « passage à l’acte » - lié à une confusion psychique ou une forme de culpabilité. Non, j’avais noué ce rapport dans une lucidité subjective totale, dont je ne savais plus rendre compte. Je ne pouvais l’expliquer ni par l’hypothèse dualiste* du « viol », ni par l’hypothèse dualiste du « passage à l’acte », car c’était à la fois l’un et l’autre : j’avais été acculé à le subir, mais en plaçant là tout de même une part de ma dignité - quelque chose dont seul un schéma ternaire pouvait rendre compte. Mon partenaire lui-même ne comprenait pas vraiment.3) C'était au fond une sorte de malentendu.
Cette interaction-là n’a jamais été marquée dans mes carnets. Mais dans les circonstances qui m’avaient mené là, je savais avec certitude que les Yéménites avaient joué deux types de rôles bien distincts :
Même si je parlais à peine arabe à l'époque de mon premier séjour, je percevais les postures en demi-teinte, et gérais les situations instinctivement.4) Mais après cette expérience, ma perception des situations est sexualisée : je ne peux m’empêcher de situer mes interlocuteurs sur des plans différents par rapport à ma honte, d’opérer cette distinction, d’appliquer intellectuellement ce critère à toutes les situations vécues5). Et fatalement, je ne porte plus le même regard sur les uns et les autres, du fait de l’ancrage corporel de la relation.
Responsabilité | Ancrage corporel | Regard porté |
---|---|---|
m’ont attiré au-delà de ma zone de confort (= ceux qui m’ont acculé) | rapport à « l’oralité » (ou en tous cas avec le visage) | instinct dominateur, ou « pervers narcissiques » |
m’ont renforcé dans mon confort subjectif (= ceux pour lesquels j’ai subi) | rapport à « l’analité » (ou en tous cas avec l’assise, y compris théorique) | opportunisme ou superficialité, flatte à travers moi sa propre « modernité » |
En juin 2004 je soutiens mon premier mémoire, entièrement construit sur l’hypothèse d’un antagonisme entre deux milieux (jeunes citadins désoeuvrés vs. jeunes commerçants actifs). Je dois retourner à Taez quelques semaines plus tard, et je sens monter l’angoisse… Puis vient un déclic, une révélation que j’appelle « homosexualité ». Mon coeur s’apaise instantanément : j’assume cette condition d’intersexuation.
Pour comprendre la réussite de mon enquête ultérieure, il faut insister sur trois points cruciaux :
Dans ces conditions, il ne tenait qu’à moi de tourner la page… sauf que je n’y arrivais pas. Dans mes efforts pour théoriser la situation sociale du Hawdh al-Ashraf tout en continuant d'interagir avec elle, j’étais constamment renvoyé au passé. Je n’arrivais pas à penser les choses d’une manière qui me libère de cette expérience. La sociologisation avait quelque chose d’irréversible : j’étais condamné à retrouver perpétuellement le même antagonisme, utilisé un temps pour dissimuler ma honte. Un phénomène d’hystérésis* que j’étais bien décidé à surmonter…
En septembre 2007, j’ai pris tout le monde de court en me convertissant à l’islam, tout seul devant mon ordinateur. Je suis rentré dans la mosquée du Hawdh sans rien demander à personne, et du jour au lendemain j’ai rejoint la prière collective. Il était hors de question de me plier à une cérémonie de conversion, parce que j’étais sur le terrain, et parce que le Hawdh al-Ashraf étaient les interlocuteurs de mon travail depuis déjà quatre ans. Il était hors de question de leur laisser croire que le problème venait de moi, d’une perversité intrinsèque des sciences sociales ou de l’Occident. De toute façon à ce stade, j’avais déjà rassemblé toutes mes observations : il ne restait plus qu’à retourner l’observation contre moi-même, dans un ultime sursaut de dignité.
Dès cet instant, la situation s’est mise à évoluer et s’est résolue progressivement, à la fois dans mon travail et dans mes rapports avec les Yéménites. Dans mes carnets, j’ai consigné avec soin cette évolution miraculeuse, puis la pudeur m’a conduit à me retirer.
Alors que s’est-il passé ?
Bref quand je lève la tête - oh surprise ! - je retrouve mes rouges et mes bleus… Depuis plus de quinze ans j’observe leur petite danse, ce « chassé-croisé » dont les Taezis étaient spécialistes, qu’ils m’ont appris sur les bords du rond-point. Plus j’observe le monde qui m’entoure, plus le Hawdh al-Ashraf est magnifié, et plus je réalise l’importance du propos. Dorénavant, j’observe à partir de la structure qui relieGB.
Donc pour la guerre civile yéménite, il est absurde d’en chercher les causes à Taez, à l’intérieur des frontières du Yémen, ou encore dans les jeux d’influence entre tels et tels acteurs régionaux. Une cause plus structurelle est ce marché de dupes, caractéristique de notre époque postcoloniale tardive*, entre spécialistes de l’islam* et diplômés musulmans*.
Le cadre anthropologique réel de cette tragédie réside dans les centres urbains globalisés, dans les contraintes institutionnelles et discursives dont ma petite histoire est le révélateur. Contraintes qui depuis vingt ans, m’ont empêché de qualifier les évènements de mon premier séjour, malgré la pudeur dont j’ai toujours fait preuve. Contraintes qui m’obligent à osciller perpétuellement entre le « viol » et le « passage à l’acte », juste pour garder cette histoire vivante. Cette dette n’a jamais été d’ordre privé, et les institutions finiront un jour ou l’autre par la prendre en charge.
Dans cette épreuve, je réalise la connivence étroite des traditions monothéistes* : revivant cette histoire en couleurs toujours plus vives - comme sur les vitraux d’une cathédrale - je me sens toujours plus proche des Taezis là-bas, de leur pudeur dans la tragédie qui les frappe. Le battage médiatique nous les rend inaudibles, en dissimulant l'essentiel : les Yéménites connaissent la corruption qui a causé leur perte, et c’est leur silence qu’il faudrait faire entendre. À vingt ans de distance, c’est ce que je m’efforce de faire.
(Définition de Gregory Bateson, dans le glossaire de La Nature et la Pensée) :
Une tautologie est un ensemble de propositions liées entre elles, où la validité des liens ne peut être mise en doute. La vérité des propositions, en revanche, n’est pas posée. Exemple : la géométrie euclidienne.
Dans la géométrie euclidienne, il n’est pas contestable que si deux droites sont parallèles, toute parallèle à l’une est parallèle à l’autre ; la géométrie ne dit pas si ce sont vraiment des droites, ou si elles sont vraiment parallèles…
Bateson nous dit : « Expliquer, c'est cartographier les éléments d'une description sur une tautologie »
(voir l'entrée Explication du glossaire).
Face à la société yéménite, ma démarche a été un peu la même : à un certain stade, j’ai cessé de me demander, entre les gens du quartier et les gens du carrefour, si les premiers étaient vraiment plus « tribaux » que les seconds, et les seconds plus « modernes » que les premiers. Il m’a semblé préférable d’établir un certain nombre de relations indubitables entre l’objectivisme*, le dualisme* corps-esprit, et le recours que constitue la structure qui relie*. Cette tautologie est exprimée dans le code couleur, et se décline sur l’ensemble de ce site.
Mais cette vision dualiste et naïve, je l'avais déjà refusée une première fois en octobre 2003, de manière instinctive et performative. À court terme, ça m'avait permis de faire une bonne première étude ; à plus long terme, mon étude était gagnée malgré elle par une tautologie binaire, de type maison kabyle : « le masculin est dehors, le féminin est dedans… ». Une tautologie héritée en fait de la psychanalyse (voir la notion d'« homosexualité refoulée »), que je tentais de combiner avec la physique des transitions de phase (voir section Le modèle). C'est ce qui m'a conduit à cette tautologie alternative (ternaire).
En d'autres termes, il ne suffit pas de critiquer la binarité pour en sortir soi-même…
Voilà donc le squelette de mon histoire au Yémen, mis à nu sur cette page, sans aucun personnage encore.
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