Après ma rencontre avec Ziad (13-15 août), l'enthousiasme (16-17 août) et le tour passionnel que prennent nos rapports lorsqu'il tente de m'attirer à Sanaa (18-22 août), j'ai besoin de mettre mes sentiments au clair, dans un long mail à ma petite amie. Cela fait tout juste une semaine, mais j'y raconte ma déstabilisation au passé, comme pour mieux clore l'incident.
Ziad me confrontait à ce que j'étais venu chercher au Yémen : je projette sur lui une foi intense, qui me bouleverse. Ziad donne le change comme il peut, alors qu'il n'a pas du tout ce statut en réalité, et ses atermoiements me déstabilisent profondément. On lira à quel point je suis désarçonné lorsqu'il déclare publiquement ses sentiments à mon égard - en fait une manière de me mettre à l'épreuve, et de négocier notre alliance avec son entourage (voir mes analyses actuelles dans mon texte Pourquoi Ziad n'est pas une affaire privée).
On comprendra que cette relation, bien qu'elle ait toujours été parfaitement platonique, ait été associée à l'épilogue homosexuel de ce premier séjour. À l'évidence, je passe à l'acte pour fuir cette relation-là.
De: < planel@clipper.ens.fr >
Objet: Ziad et toi
Date: 25 août 2003 à 12:24:55 UTC+2
Ma chère et tendre,
Tu vois, c'est con, je commence a t'écrire un mail il y a 4 jours, quand tu m'as appelé. Et puis bien entendu je n'ai pas eu le temps de finir, et puis en 4 jours les choses ont changé. D'autres discussions, d'autres quiproquos (malentendus), des moments de doute et de malaise, des moments d'excitation et de bonheur, et puis aussi des échanges très violents avec Ziad, cet ami dont je veux te parler.
Maintenant j'y vois plus clair. Je me sens mieux, j'ai beaucoup digéré ce qui se passe. C'est mieux je crois. Je peux te donner mes analyses après coup, tu comprendras mieux que si j'essaie de te décrire mes états d'âme et les choses qui les ont déclenchées. Tu ne peux pas vraiment sentir les choses comme je les sens, mais je peux te parler des chocs culturels, des phénomènes d'immersion, de sympathie et de distance, comme Millot ou d'autres nous les apprennent. Enfin bref, je suis mieux armé pour te raconter tout ça maintenant. Je laisse le mail que j'ai commencé à écrire, et puis j'enchaine. Mais attends d'avoir lu le deuxième pour comprendre le premier…
Le 20 aout.
Ma chère M.,
Tu sais tes mails sont tombés à point. J'ai eu beaucoup de plaisir à te lire hier matin, c'était un moment où j'avais besoin de t'entendre. Non pas que ça va pas, au contraire, mais c'est intense et je suis un peu perdu des fois.
Au mariage, l'autre jour, j'ai rencontré un type qui en 4 jours est devenu un ami intime, une amitié d'une intensité comme je n'en ai vécu que 2 ou 3. C'est comme mon amitié avec Brice, mais après des mois de mise en place et de mise en confiance. C'est un type qui me comprend et réciproquement, on a la même sensibilité, la même intelligence. Je ne m'attendais pas à ça au Yémen.
Je te brosse un portrait rapide, pour que tu comprennes la suite.
Ziad a 24 ans, fils d'agriculteur des montagnes, a etudié la physique 2 ans puis la comptabilité (ça sert plus au Yémen!). Il a le regard malin et un visage un peu à la Disney, très gracieux, du genre qui attire les enfants. Il est sociable comme tout les hommes du Yemen, il parle fort et blague beaucoup. C'est une personnalité forte, donc, mais pas du genre tribal. Il est sociable, mais pas leader de groupe, en gros.
Tout ça c'est des équivalents. La société dans laquelle je suis, égalitaire et masculine, peut-être même égalitaire parce qu'exclusivement masculine, n'est pas une société de l'apparence. Les gens se connaissent,
vivent véritablement ensemble. Depuis qu'on se connait j'ai passé quasiment tout mon temps dans ce quartier, celui où il y avait le mariage, c'est à dire un groupe d'environ 10 grandes maison dont, en
gros, je connais tous les hommes (au moins les moins de 30 ans) qui y vivent en ce moment.
Bref, Ziad est très apprécié de son quartier, estimé disons, mais il ne passe pas, comme la plus part des autres jeunes, tous ses apres-midi à parler de la pluie et du beau temps en qatant. C'est le genre qui a une vie intellectuelle intense, un jardin secret. Il est passionné par deux choses. D'une part ses études, les livres de compta en arabe qu'il peut trouver (ne parle pas un mot d'anglais). Je n'ai pas encore compris comment on peut s'intéresser à la comptabilité, on n'a pas encore entrepris d'en discuter, mais quand il parle de son plaisir d'étudier on dirait qu'il parle de philo.
La deuxième, c'est le Coran. Ziad est très musulman, très croyant. Il parle de la vie, de l'amour, des relations sociales, en faisant référence au Coran et il prie 5 fois par jour.
Bien entendu c'est assez fascinant pour moi, au premier abord en tous cas, de trouver un type qui réfléchit comme moi et qui sent le regard de Dieu sur ses épaules. Bien entendu on discute énormément de ça. En particulier je me suis efforcé dans les premiers jours à le convaincre que les Français avaient des mœurs et une morale, sans avoir de religion. Maintenant il en est plus convaincu que moi, il dit que je me comporte et je parle des gens comme un vrai Musulman. On passe peu à peu à autre chose, le sentiment divin, la sublimation, le sublime, etc. Je réalise énormement de choses sur la religion, sur la France, sur les mœurs et la morale. Je partage souvent le sentiment de tristesse qu'il a, lui, quand il entend parler de l'Occident.
Tu t'imagines comme c'est passionnant. Mais passionnant n'est pas vraiment le mot. Ça va avec une excitation, le sentiment de compréhension et de complicité. C'est très fort. En même temps c'est une complicité de l'ordre du sentiment, je ne comprend pas encore tout ce qui se passe dans ce monde qui pourtant transforme la manière dont je pense et me comporte. C'est d'autant plus fort que c'est improbable.
Ziad exprime son affection pour moi, depuis le début, avec une simplicité déroutante. Il dit je t'aime, je t'aime beaucoup, à peu près toutes les heures, avec un sourire qui fait fondre.
C'est tout à fait prévisible qu'une amitié comme ça, aussi forte et soudaine, soit aussi un sentiment d'affection mutuelle forte. C'est logique, mais chez nous ça ne s'exprime pas. Tu sais comment mon amitié
avec Brice s'est terminée… Moi je m'y fais peu à peu, je suis au Yémen depuis un mois, un peu préparé. Et puis moi aussi je l'aime, je l'aime bien, je le sais, alors je lui réponds “moi aussi”. Enfin quand même c'est pas évident. Non seulement c'est explicite entre nous, mais le plus souvent c'est en public, en qatant, ou quand il me présente. Voila, c'est Mansour, qui vient de France et je l'aime beaucoup. À des moments je sais plus moi-même ou je suis. C'est tellement direct que je ne sais plus comment je le ressens et ce que je ressens.
J'imagine bien comme ça peut te faire bizarre à toi de me lire. Tout est dans la distinction nette entre “je t'aime” et “je t'aime bien”, entre affection et amour, une distinction qui n'existe pas ici, seulement des nuances, des degrés. Pourtant en France elle nous sert à gérer socialement l'affection, non seulement entre nous mais aussi à destination des autres. Ici il n'y a aucun problème, il me présente comme son “chéri” dans un salon plein de yéménites…
Le 24 aout.
Je ne sais pas si tu peux sentir le fond de mon malaise dans ce mail que je n'ai pas fini. À ce moment-là, j'étais complètement bouleversé par l'intensité de cette amitié. Et cette histoire de “Je t'aime” n'était que le sommet de l'Iceberg. Il y a, en effet, des différences culturelles fortes qui font que l'affection ne s'exprime pas de la même façon ici et en France. Tu le sais toi-même, on en a déjà discuté à propos de l'Italie et la France. J'ai l'impression que dans le cas d'une amitié aussi forte, les comportements habituels, disons les habitus d'expression des sentiments, permettent de donner une place à ce qui se passe, une place délimitée. Même dans les questions d'affection, il a des “catégories indigènes” qui diffèrent selon les pays. Pour reprendre l'exemple de mon amitié avec Brice, ce sont ces catégories qui ont permis que s'installe une amitié durable et si intense, sans que l'un ou l'autre ne se sentent menacé. Quand j'ai pris Brice dans mes bras pour lui exprimer ma joie (tu te rappelles de l'histoire, non?), j'ai transgressé ces catégories et ça l'a traumatisé, malgré la complicité qu'on avait atteinte. Bref, les catégories de perception et de comportement, c'est comme les mots d'une langue : on en a besoin pour se comprendre, et il en a beaucoup qu'on dit sans y penser.
Moi a ce moment là, j'étais complètement perdu, privé des repères qui jouent d'habitude le rôle de garde-fou (les barrières sur le long des routes, ndt).
Mais ce n'est pas seulement ça, cette histoire de “je t'aime”… D'une manière générale, c'est ce qui caractérise la situation d'enquête par immersion. Tu plonges, tu te laisses guider, tu ne juges pas, tu ne penses pas, tu suis et tu souris, tu apprends. Déjà quand tu plonges dans un pays où les mecs se baladent avec des poignards sur les couilles et les femmes n'existent pas, c'est assez troublant. Tu sens que le milieu agit sur toi, que tu ne penses plus pareil. C'est agréable comme sentiment, mais c'est une position extrêmement vulnérable.
Ma rencontre avec Ziad, c'est une immersion puissance 10. Une overdose, quoi. C'était pareil, je suis, je souris, mais en plus Ziad me touche. Je me livre plus, je m'investis. J'ai tout mon temps, je suis “hors-temps”.
Du coup j'avais la liberté de me plonger complètement dans cette relation.
Et puis il faut dire, ce n'est pas juste le fait d'être à coté de Ziad dans un diwan (le salon pour qater). Le Yémen est une société d'hommes, et pas une société chrétienne : tu n'es pas censé aimer ton prochain, tu n'es pas censé aimer tout le monde pareil. Que Ziad et moi on est très copain, c'est immédiatement accepté et reconnu par les autres. Ziad me présente comme son “chéri”, les autres me mettent à cette place. On se lève pour me laisser la place à coté de lui, s'il n'est pas là on me présente comme le pote de Ziad, etc. Pendant quelques jours, je vis dans son quartier, même ma personne sociale est affectée par cette relation.
Bref, pas de repères extérieurs stables, ni dans l'environnement, ni dans la langue, ni dans mon comportement. Dans ces conditions, cette histoire me touchait avec une force incroyable, je ne pouvais plus délimiter ce qui relevait de moi et ce qui relevait du Yémen, ça bouleversait complètement mon équilibre psychologique, enfin je te dis ça faute de mieux, je ne sais pas trop quoi dire. L'important c'est que je ne savais plus trop si j'étais moi ou si j'étais ensorcelé.
Tant que je suis resté dans Haud el Ashraf, tout allait bien. J'étais coconné, chouaillé, je me laissais faire. Tout allait bien, sauf que je pensais à toi avec inquiétude. Je ne savais pas comment t'expliquer ça et où te situer. Je savais que cette histoire te troublerait au moins autant qu'elle me troublait, et je ne me sentais pas capable de te dire quoi en penser.
Maintenant que les choses sont stabilisées à peu près, je pourrais bien te dire que je me suis fait un super pote, et puis voilà. Sauf que tu comprendrais pas la force de l'expérience, et puis tu verrais pas le rôle que tu as joué dedans.
Dans cette histoire tu as été la première à laquelle j'ai pensé, parce que j'avais peur de t'oublier, peur de te trahir, peur de ne plus être moi et d'être fou.
Ça a remis les pendules à l'heure, quand j'ai lu ton mail. Tu y parlais avec un ton que je connais et que j'aime, tu faisais des références à notre vie et à nos épreuves. Ça m'a soulagé. J'ai ressenti l'amour que je te porte et je l'ai pris comme étalon, comme référence pour vivre ici.
J'ai compris que ce que je peux vivre ici est pareil que ce que je peux vivre en France, au fond, sauf que ça se passe en parallèle. Et l'affection que je trouve ici ne change rien à celle que je trouve chez
toi.
Je ne veux pas projeter sur toi l'inquiétude que j'ai eue au début. Je connais Ziad depuis une semaine maintenant, finalement cela a suffit pour lui donner une place à coté de toi, ou plus exactement pour que je sache quelle place il aurait à coté de toi si on vivait tous dans le même monde… mais comme j'essaie de te l'expliquer, ça n'a pas été évident, précisément parce qu'on n'est pas dans le même monde.
Si tu avais été là, ça aurait été beaucoup plus simple. Mais ça n'aurait pas été de l'ethno, alors…
Tu sais a priori la vie d'ethnologue au Yémen c'est pas super folichon, même quand, par principe, on adore tout ce qui parle arabe. Mon premier mois ici j'ai rencontré pas mal de gens, des gens très sympa, j'ai
beaucoup réfléchi, j'étais content d'être là. Mais bon, c'est pas des choses que tu construis, dans lesquelles tu te donnes. Ce ne sont pas des gens que tu aimes pour ce qu'ils sont.
Forcément dans ces conditions, mon amitié avec Ziad change tout, c'est comme une oasis dans le désert. C'est comme si en visitant un zoo tu trouves une cage avec un homme. Alors voilà, j'ai envie de te dire, je construis ici aussi des choses, je me donne avec passion dans cette amitié-là. Toi tu n'es pas là, tu ne fais pas partie du décor, tu es juste une référence, une partie de moi, une étoile.
Enfin, je te raconte la suite. Moi j'étais très très troublé par toute cette affaire, non seulement parce que je me demandais ce que je te dirais s'il fallait que je t'écrive, mais aussi parce qu'on est remonté à Sana'a avec Ziad et Riad, un autre copain, et la perspective de retrouver des Français m'angoissait. J'étais très ambivalent, je ne savais pas trop si j'avais envie d'inviter Ziad chez Julien, mon pote de Sana'a, pour qu'ils le voient et qu'ils me disent si j'étais fou ou pas, ou si je ne voulais surtout pas exposer mon malaise (et sa cause) à des regards français.
Finalement, je suis resté avec Ziad dans un appart pleins de Taezi super sympas, on a qaté tous les après-midi, et tous les soirs on est sorti pour discuter, en gros de 20h à 3h du matin, sur les sciences sociales, Dieu, Darwin, Israel, l'Amour, etc, en traversant tout Sana'a. J'étais dans un petit microcosme Taezi, quoi. Mais quand je sortais pour aller voir Julien ou des Français, j'étais très mal.
Le soir où tu as téléphoné, je devais aller chez Nasser, un copain de Sana'a. Nasser, il fait partie des yéménites que je considère inconsciemment comme Français. J'ai fait sa connaissance dans un milieu français, c'est un type qui dessine et qui traine toujours avec les français de l'ambassade. Du coup je me comporte avec lui comme avec un français et surtout je lui prête un regard de Français, même si c'est
faux.
Ce soir-là j'avais envie de “confronter les témoins” (de ma personne), et donc que Ziad vienne avec moi. Sauf que je savais très bien que Nasser est peintre, traîne avec des Français et sort avec une Française, ce qui a priori n'inspirait pas Ziad. Lui n'avait pas envie de venir, pour ces raisons et aussi peut-être parce qu'il sentait mon ambivalence, je sais pas. Toujours est-il qu'on a pris ensemble le taxi et que devant la porte, il a refusé de rentrer. Moi je me suis un peu énervé et je suis rentré tout seul, j'ai traversé tout seul le miroir magique de la différence culturelle.
À partir du moment où je me suis mis a raconter l'histoire à Nasser, Ziad était devenu un musulman au sens français du terme, c'est à dire un fou et un facho. Et Nasser, lui, n'est pas français mais bien yéménite, et bien à l'opposé du paysage idéologique, donc il a plutôt confirmé mon sentiment, ou mon fantasme si tu veux. Je me suis mis à pleurer, que je m'étais fait ensorceler par un intégriste, j'avais honte, honte de trainer avec un type comme ça, un type qui veut pas que sa fiancée aille à l'université parce que c'est un lieu de débauche, qui lui demandera de ne pas parler au téléphone, etc. Tu comprends, j'avais honte de cette amitié selon les standards français.
Le seul moyen de comprendre le terrain, c'est de suspendre le jugement. En France l'Islam sert comme une étiquette qu'on pose sur tout ce qu'on ne comprend pas et qu'on ne veut pas comprendre. Ce jour-là, à cause de ce malaise dont je t'ai parlé, j'ai préféré troquer ma sympathie pour de la distance. Du coup vraiment, j'étais devenu fou… Incapable de juger qui est en face de moi.
Sauf que tu vois, Ziad est très musulman, mais il est tout sauf con et tout sauf facho, ça n'a rien à voir, de toute façon ces choses là se sentent. Ziad est ce qu'on appelle en France un type bien, même un type
formidable. Ici on appelle ça un vrai musulman.
Mais je réalise qu'il y a une chose qui ne va pas passer, que tu ne vas pas comprendre.
C'est vrai, tout ça, Ziad veut pas que sa future femme se fasse draguer à l'université, il ne veut pas que des hommes étrangers la voient ou lui parlent. Tu ne peux pas comprendre, ça, on ne peut pas comprendre, depuis la France. Moi en fait ça ne me choque pas, tu vois. Je suis dans un pays où hommes et femmes ne vivent pas dans la même société. Ce sont deux sociétés parallèles, qui ne sont en contact qu'au niveau de la famille.
C'est comme ça qu'ils vivent, les hommes dans la rue, les femmes dans les maisons. Ziad, c'est aussi le type qui aime sa fiancée passionnément parce que c'est la première et la dernière femme qu'il a vue (il lui
donnait des cours de maths au lycée…). Il l'épousera et il sera très heureux. C'est comme ça.
Enfin je ne pensais pas te parler de ça, parce que ce n'est pas ça à quoi je pense en ce moment. De toute façon il n'y a rien à dire de plus.
J'étais parti pour faire une étude sur le mariage, tout le monde m'a dit que le gros problème c'est que les pères demandent des années de salaires en dote, personne ne m'a dit qu'il voulait choisir lui-même sa fiancée.
Je n'y pense même plus, moi. Sauf quand ils me demandent si je veux me marier au Yémen…
Ouais, même à vrai dire ça fait pas partie des trucs dont j'ai eu honte devant Nasser, plutôt des trucs comme le fait qu'il trouve le dessin Haram, la musique, etc.
Je commence à me perdre dans mon texte. J'ai trop de choses à te dire, et puis j'ai le sentiment désagréable que tu ne vas pas comprendre.
Non, en vrai, le fait qu'il n'aime pas la musique, ça c'est extraordinaire. Tu peux t'imaginer un type comme moi qui n'aime pas la musique? D'une manière générale, il ne comprend pas l'art. Il ne connait pas la beauté. Et moi je ne connais pas Dieu.
Ziad a voulu au début que je lui explique tout Darwin : je lui ai parlé des singes et des méduses, de la réplication de l'Adn, de la domestication du chameau. Toutes ces histoires l'ont beaucoup attristé.
Et puis après il a fait de plus en plus attention à ce que je lui racontais pour lui expliquer l'ethnologie. Un soir, la veille de ton coup de fil, il m'a demandé des exemples de ces choses qu'on fait parce qu'on les fait parce que c'est des choses sociales… Après il a pas parlé pendant 1 heure, moi je papotait avec l'autre copain. Lui il cogitait.
Ce type est merveilleusement intelligent. Tu t'imagines qu'il pige en un soir ce que ça peut être que l'habitus et ce que ça permet comme déconstruction de la religion? Dans un pays où on ne mange pas de
l'habitus à la petite cuillère dès la plus tendre enfance…
Ce soir-là je n'ai pas réalisé tout de suite ce qu'il faisait de mes paroles. Il m'a dit après, les sciences sociales sont plus dangereuses que les sciences naturelles. J'ai eu peur de lui casser sa baraque et de ne rien avoir à lui offrir en échange que le goût bourgeois pour les belles figures.
Maintenant je suis plus confiant. Je suis sur que je ne détruirai pas sa baraque parce que sa baraque est indestructible, comme la mienne d'ailleurs. Les sciences sociales ne menacent pas la religion, pas plus
que les sciences naturelles.
Moi j'en suis sur, mais pas lui. Il me dit que je suis dangereux, il hésite, s'il suivait l'Islam il ne parlerait pas avec un type comme moi, qui n'a pas de Dieu. Il est très malheureux par moments. L'épisode avec Nasser, il a tout capté et ça l'a pas mal attristé.
Vendredi soir il a été très violent. Pour une broutille, je trouve : il ne voulait pas admettre que les américains qui prient avant de combattre en Irak c'est comme les types qui partent pour le Jihad. Il s'est mis hors de lui, il ne voulait pas en démordre, c'est soit nous, soit eux, soit c'est
nous qui avons raison, soit c'est eux, mais on ne peut pas être tous les deux en contact avec Dieu, ça ne peut pas être la même chose.
Comme quoi c'est les questions politiques qui sont toujours les plus chargées émotivement, et là dessus, il ne voulait pas faire abstraction de Dieu pour essayer de comprendre. Mais sans doute aussi il s'est lâché à
cause des jours précédents, et puis ce n'était pas juste cette question, au fond il est devenu obsédé par le fait que je ne vois pas Dieu. Ce soir là en tous cas, on s'est confronté à une incompatibilité de taille, une limite à la compréhension mutuelle. C'était triste, sinistre même. Après un autre copain à lui est arrivé, Ossama (sic) un type adorable, et vrai musulman, ça a détendu l'atmosphère. Ossama a dit : la religion, c'est la cohabitation. Ca allait dans mon sens. Et puis Ziad avait déjà réalisé qu'il avait eu tord. Il disait “Ia Mansour, c'est fini, je t'aime plus”, moitié en blaguant mais avec beaucoup de tristesse.
Non, ça le remue lui aussi. Et puis on est toujours un peu sur la corde.
Cette amitié, c'est du sport.
Le lendemain, hier, j'ai fait un gros acte-manqué : Y'a eu un quiproco, j'étais persuadé qu'ils étaient descendus à Taiz sans m'attendre alors je suis descendu tout seul, croyant les retrouver là-bas. En fait ils n'étaient pas du tout partis. Du coup là je suis à Taiz. Ziad descend dans quelques jours. Je trouve ça mieux en fait, ça fait du bien de prendre un peu le large. Et puis ça a été tellement violent l'autre soir que je trouve on en a besoin.
Enfin je sais pas.
C'est nul comment je t'écris. Tu vois je suis plus fort pour te décrire mes errements psychologiques que mes errements métaphysiques… Je suis moins habitué. Et puis c'est dur à faire comprendre sans rentrer vraiment dans le débat. Mais tu vois, je me mets à douter de beaucoup de choses, parce que j'essaie de le comprendre et de l'aider à me comprendre. D'où vient ma morale, qui a l'air si musulmane? Qu'est ce que c'est ma religion? Tout à l'heure j'écoutais Ani, Serpentine. Ou les Cantates de Bach. Qu'est ce que la beauté? Pourquoi ça m'émeut?
Je me dis que je vais faire une maîtrise avec [Remo] Guidieri…
Bon, je renonce à te transmettre avec exactitude ce qui se passe. Je ne peux pas. Mais peut-être tu as au moins une idée maintenant…
Tu te rappelles mon histoire de quand mon père était malade, quand il me regardait et que je faisais le beau. Cette histoire, il est arrivé un moment où il fallait que je la raconte à Ziad. Quand je suis arrivé au moment où mon père meurt et ses yeux restent collés dans mon dos, il a dit un truc du genre “Ah, c'est donc ça!”.
Ça le trouble cette histoire. Ça me trouble aussi.
Tu vois un peu à quel point je suis loin?
Je t'aime.
Tu te concentres sur tes exams, toi.
J'imagine comme ça doit être différent pour toi. À Paris je ne suis pas une étoile, je suis juste pas là! Mais ici tu n'es nul part où je regarde…
Enfin justement, je suis content de pouvoir essayer de te faire partager cette histoire, parce que tu es plus souvent là depuis que je connais Ziad. Peut-être parce que j'ai l'impression que tu peux comprendre, peut-être parce que c'est tellement fort que j'ai envie de t'y associer, je sais pas. C'est un mystère.
Vivent les mystères!
Bon, vous pouvez lancer les paris pour savoir si je vais revenir chrétien, musulman, boudhiste ou Mother Earth. Pour l'instant je suis mi-catho, mi-musulman, mais il me manque toujours Dieu, y'a rien a faire. Et ça j'ai bien peur que je n'y arrive jamais…
Ah oui, et Ziad, il m'a dit l'autre jour qu'il me considère comme juif.