Une description de la situation ethnographique à l'intention de Florence Weber, rédigée à chaud puisque Ziad vient de me chasser du quartier deux jours plus tôt. Comme on le voit ici, à ce stade j'ai posé sur Ziad un diagnostique psychiatrique tout-à-fait robuste, même si je ressens un certain malaise d'un point de vue éthique.
Date: Thu, 18 Sep 2003 18:33:21 +0200 (CEST)
From: planel@clipper.ens.fr
To: florence.weber@ens.fr
Subject: lettre de rentree
Chère Florence Weber,
J'espère que vos vacances se sont bien passées. Ici a Ta'iz tout va bien, tout va très bien même. Mon premier terrain est une expérience d'une force assez inattendue et qui me comble.
Mais avant de vous en parler rapidement, j'ai un certain nombre de choses dont je dois vous mettre au courant.
J'ai un peu du mal à me mettre dans l'état d'esprit nécessaire ici, mais je vais écrire ce projet de recherche dans la semaine pour qu'il arrive au secrétariat fin septembre.
Ici j'ai finalement choisi de faire une monographie d'un petit quartier de Ta'ez, centré sur la sociabilité des jeunes hommes non-mariés, et plus particulièrement sur la figure du Za'im, qui il me semble structure
largement les relations sociales de cette population.
Le Za'im, c'est un peu un “Caïd” de quartier, particulièrement dans la perception qu'on en a en dehors. Mais dans le voisinage, c'est autre chose. Le Za'im, c'est celui ou ceux qui par leur vertu (exprimée en
termes religieux) s'imposent sans violence à leur entourage comme exemples et comme leaders.
Il faut dire que nous sommes dans un milieu d'interconnaissance très serré, puisque ces jeunes hommes, le plus souvent sans emploi, passent le plus clair de leur temps hors de leur maison, par exemple dans le salon de qat du Za'im ou, plus souvent, dans la rue. Et puis la plupart d'entre eux est née ici; les nouveaux arrivants restent le plus souvent en dehors du jeu des Za'im, avec une sociabilité moins localisée…
Ce qui est passionnant, c'est que cette figure fait à la fois l'objet d'un consensus (par exemple à l'occasion d'une bagarre dont on veut l'arbitrage) et de pas mal d'ironie. On a ainsi une dichotomie entre un discours public, contrôlé par cette “institution” et qui la légitime en permanence, conformément à un modèle culturel islamique du monde social qui s'appuie en particulier sur la vie du prophète, et des discours moins solennels qui raillent par derrière la vanité du Za'im…
Depuis à peu près un mois et demi, j'ai pu faire pas mal d'observation en tant que “meilleur copain” du Za'im (enfin, celui qui est Za'im de la manière la plus évidente), assis à sa droite dans son salon, mais sans comprendre vraiment ce qui se jouait devant moi. En avançant dans cette relation d'amitié très forte, j'ai peu à peu mieux compris la personnalité de cet ami, en particulier le phénomène assez fascinant de ce que, littéralement, sa personne est institution : il habite physiquement et psychiquement la figure du Za'im, quitte à rester sourd à tout un pan de la vie sociale, implicite, où son autorité se voit contestée.
Comme certains traits de caractère me posaient vraiment problème (en particulier son caractère dominateur), je me suis mis à lui dire ses quatre vérités. La chose s'est rapidement sue, j'ai alors eu accès à tout
un autre domaine de prises de position : on me conseille d'aller voir ailleurs, on me met en garde ou on me dit sa sympathie à l'occasion d'un thé en terrasse quand je passe dans la rue…
Jusqu'à présent j'avais réussi à ménager “la chèvre et le chou”, ce qui m'importe vraiment personnellement et affectivement. Depuis quelques jours néanmoins, la situation s'emballe. Mon ami le Za'im, qui était de plus en plus mal à cause de ce que je lui dis, est devenu comme fou il y a deux jours et m'a viré solennellement du quartier en me présentant à l'extérieur comme un espion de l'Occident, une mauvaise influence sur les jeunes du quartier qui cherche à les éloigner de l'Islam… Le lendemain, les jeunes en question m'ont rappelé et m'ont tous dit leur soutien, ne faisant qu'ajouter au malaise : je suis devenu, au moins symboliquement, Za'im à la place du Za'im, Ziad est cloîtré dans son salon ou règne une
ambiance funèbre…
Bref, j'ai un peu grillé mon terrain à un mois du départ, mais je pense pouvoir encore beaucoup travailler avec les jeunes de l'entourage, dont certains sont des Za'ims-juniors, ou des aspirants Za'ims. Par ailleurs j'aimerais bien réussir à sauver mon amitié avec le Za'im, mais je prends de plus en plus conscience du caractère pathologique de son comportement et je ne sais pas où cela nous mènera. Ce qui reste fascinant, c'est que cette histoire-même est révélatrice d'un certain fonctionnement de cette figure : d'une manière générale, la figure du Za'im fait l'objet d'une construction sociale qui consiste à se placer au-dessus, hors des relations ordinaires de l'échange. C'est particulièrement évident dans le
comportement avec l'argent, mais aussi dans le cycle des prières et des remerciements, des offenses et des excuses…
Que Ziad ait résolu son malaise en en faisant une affaire de quartier est très révélateur, tout comme le fait qu'en retour, le quartier se saisit de l'affaire sans que je n'y puisse rien faire.
On demande maintenant mon arbitrage lorsqu'un copains refuse à un autre de le faire tirer sur sa clope…
Voilà donc, en bref et de manière très temporaire, ce vers quoi je m'oriente. Avec le Za'im, je tiens un sujet très légitime pour l'ethnologie, je crois, puisqu'il s'agit d'un trait omniprésent de la culture arabo-musulmane. Maintenant la démarche reste problématique, en particulier le fait que je veux traiter quelques individus comme des institutions, c'est à dire au fond une approche sociale de la psychologie
qui mènerait à un diagnostique peut-être complémentaire de celui de la psychiatrie (qui parlerait sans doute de “fonctionnement psychotique”).
Tout ça s'annonce passionnant, peut-être trop pour un sujet de maîtrise. Et en prime des problèmes éthiques… (j'ai l'accord de “l'institution”, mais quant à savoir si j'ai l'accord de l'homme…)
Voilà donc pour les nouvelles, pardon de ne pas vous avoir écrit plus tôt, je remets toujours à plus tard…
Est-ce que je pourrais avoir une idée de l'emploi du temps des journées de cours du DEA, parce que je vais devoir choisir depuis le Yemen mes cours à Nanterre ou le jeudi est une journée très riche, donc il va peut être falloir que je fasse des choix.
Je vous remercie d'avance et vous souhaite une bonne rentrée.
Cordialement,
Vincent Planel
De: Florence Weber
Objet: Rép : Petite carte d'Aden et qq nouvelles (fwd)
Date: 22 septembre 2003 à 08:54:45 UTC+2
À: Vincent Planel < planel@clipper.ens.fr >
je n'ai pas encore lu celui-ci mais j'ai lu le précédent.
Je pense que le “choix” que les jeunes du quartier ont fait de vous contre votre ami est très violent pour ce dernier, et très dangereux pour tout le monde…
Puis-je vous conseiller d'interrompre pour quelque temps votre présence, pour que votre ami puisse reprendre ses troupes en main?
Bien à vous,
Florence Weber
At 18:32 21/09/2003 +0200, you wrote:
Chere Florence Weber,
Je me permets de vous transmettre ce mail collectif que j'ai envoyé à mes proches : j'y décris mon terrain de façon plus intéressante, je crois. J'ai realisé beaucoup de choses ces derniers jours, mais sans doute que ça ne fera que continuer…
Cordialement,
Vincent Planel
———- Forwarded message ———-
Date: Sun, 21 Sep 2003 18:01:10 +0200 (CEST)
From: Vincent Planel < planel@clipper.ens.fr >
Subject: Petite carte d'Aden et qq nouvelles
De: Vincent Planel < planel@clipper.ens.fr >
Objet: lettre de rentree (fwd)
Date: 18 septembre 2003 à 18:43:44 UTC+2
Salut ma belle,
Je te forwarde ce mail pour te donner des nouvelles. Ici je suis un peu triste, mais bon, je me mets à écouter ma musique sur mon walk man, et puis je pars à Aden me baigner, alors je prends le problème au sérieux, tu vois!
Je t'embrasse fort.
Vincent
PS. J'ai trouve un exemplaire de ton rire dans le concert d'Ani Difranco…
———- Forwarded message ———-
Date: Thu, 18 Sep 2003 18:35:26 +0200 (MET DST)
From: Vincent Planel < planel@clipper.ens.fr >
To: Sylvaine C.
Subject: lettre de rentree (fwd)
Chère Sylvaine,
Bon, comme prévu, les choses ont évolué, j'ai essayé de vous écrire, mais chaque fois je ne suis pas sûr de ce que j'écris, ça n'a pas beaucoup de sens de vous faire un vrai rapport maintenant. Alors voilà un resumé de la situation que j'ai fait pour Florence Weber, qui est ma tutrice a l'ENS.
(Les trois premiers paragraphes ne concernent pas le Yémen).
Comme vous le verrez mon sujet est beaucoup plus défini maintenant, j'en suis très content parce que je sens que je vais avoir de quoi travailler pour l'année, à lire la sirat [biographie du Prophète] et puis plein de socio, puisque ce sujet-là n'est vraiment pas anecdotique. Et puis je commence à penser au retour
aussi.
C'était un peu tendu ces derniers jours, vous comprendrez pourquoi, alors je descends tout de suite à Aden avec 2 copains, juste le temps d'acheter du qat pour le trajet. La mer, enfin !
Amicalement,
Vincent