En octobre 2003, avant mon retour en France et en pleine relation avec Waddah, je tente d'imaginer mon avenir de chercheur. Je me projette dans une posture tout à fait classique, sociologue bienveillant de la communauté musulmane, allié à une sorte d'alter égo : un Français converti, rencontré un an plus tôt lors d'un stage de terrain dans le quartier de la Goutte d'Or à Paris. C'était sans compter la déstabilisation du retour et de l'effort de rédaction1), mais ça correspond assez à ma posture actuelle.
De: Vincent Planel < planel@clipper.ens.fr >
Objet: goutte
Date: 8 octobre 2003 à 09:43:12 UTC+2
Salut ma biche biche,
Tiens, je t'envoie mon projet de recherche du DEA, ca t'interessera pour connaitre tes futurs voisins… ceci dit ca n'a rien a voir avec la choucroute que je suis en train de vivre.
Je suis tres content. Hier soir, j'ai enfin trouve quelle est ma position par rapport a l'Islam, qu'est-ce que j'ai de musulman, pourquoi je ne me convertis pas… J'en suis tres content, parce que ca fait partie des choses qui te rendent etranger, ca. Je suis de plus en plus a l'aise ici. Je te raconterai tout ca en temps et en heure….
bises grosses,
Vincent
Je sollicite dans le présent dossier mon admission au DEA de Sciences Sociales en année préparatoire, après une maîtrise de Physique obtenue il y a un an et demi. Je compte rédiger cette année le mémoire d'une maîtrise d'ethnologie à Nanterre, dont j'ai déjà validé pour moitié les enseignements lors de mon année de licence. Ce mémoire se fondera sur le terrain de trois mois que je termine actuellement dans un quartier de Ta'ez au Yémen ; il s'intéressera aux phénomènes d'autorité informelle parmi les jeunes hommes sans “situation” de ce quartier. Ce programme devrait me laisser le temps de suivre certains cours du DEA, le stage de terrain, ainsi que de travailler en vue d'un mémoire “ad-hoc” sur le paysage institutionnel de l'Islam à la Goutte d'Or.
Projet de Recherche
En octobre 2002, lors du stage d'initiation à la recherche ethnographique
dirigé par Florence Weber et Benoît de l'Estoile, nous avions choisi de
travailler sur les mosquées et les écoles coraniques du quartier de la
Goutte d'Or. Les entretiens menés en premier lieu avec des représentants
d'institutions avaient permis un repérage rapide des différentes pratiques
possibles qui s'offrent aux musulmans du quartier, envisagées à partir des
discours institutionnels, c'est-à-dire la présentation d'elle-même -et du
quartier dans son ensemble- que chaque institution offre à destination de
“l'extérieur”.
Au-delà des phénomènes de “langue de bois” et des discours convenus (un an
après le 11 septembre…), nous avons pu dégager quelques axes
problématiques.
Tout d'abord, le quartier de la Goutte d'Or se voit doté de deux lieux de cultes “reconnus”, d'importance comparable et spatialement très proches : la mosquée de la rue Myrha et celle de la rue Polonceau. Comment s'organise la fréquentation entre ces deux “offres” comparables? Car si les appellations communément admises de mosquées “Maghrébine” et “Africaine” renvoient à une répartition “communautaire” des fidèles, une simple observation “au faciès” de l'affluence du vendredi indique au contraire dans les deux lieux une fréquentation diversifiée. Il nous faut comprendre la fréquentation de ces mosquées en étudiant l'adéquation problématique entre les aspirations des fidèles et les politiques institutionnelles, et évaluer ainsi la validité d'une perception communautariste.
Précisons d'abord les enjeux d'un point de vue institutionnel. La municipalité du 18ième arrondissement souhaiterait construire à la Goutte d'Or une mosquée suffisamment vaste pour accueillir l'affluence du vendredi, remplaçant les deux mosquées vétustes et “à l'étroit” des rues Myrha et Polonceau. Mais le projet butte depuis plusieurs années sur l'impossibilité d'un accord entre les deux institutions pour le partage de la gestion de ce futur établissement. Au-delà de l'enjeu financier que constitue la Zakat, l'aumône (anonyme) des musulmans, le contrôle de cette mosquée parisienne constitue un enjeu majeur dans une période de mise en place des institutions représentatives du culte musulman en France. Pour le directeur de la rue Myrha, ces enjeux se couplent à ceux de la politique algérienne, puisqu'il était candidat pour le 18ième arrondissement aux dernières élections législatives algériennes (l'émigration est représentée au parlement algérien). Comme le précédent directeur, assassiné en 1996, il défend des positions proches de l'ex-FIS. La stratégie politique du directeur de l'institution comporte des objectifs parfois contradictoires, puisqu'il se pose à la fois en représentant d'un parti et de l'ensemble de la communauté algérienne émigrée ; il se veut à la fois représentant des “Maghrébins” face aux “Africains” (dont la présence est perçue de plus en plus massive, même dans le sud du quartier à distance du centre de Château Rouge) et aspirant à représenter les Musulmans de France en général.
On voit ici les limites d'une étude concentrée sur les responsables d'institutions : les discours que nous recueillions sont à destination de “l'extérieur”, et en-cela d'abord révélateurs d'un certain rapport aux pouvoirs publics et à la municipalité, tandis que les discours destinés aux fidèles nous sont largement inaccessibles. Par ailleurs la question même de l'existence d'une communauté est éludée par les responsables d'institutions qui se posent d'emblée comme représentants de “la communauté”.
Passé ce premier repérage, une étude centrée sur des fidèles sera plus à même de mettre en évidence les différents usages des lieux de culte. Nous chercherons en particulier à comprendre les sens que peuvent prendre dans leur pratique des fréquentations très variables (visite quotidienne ; hebdomadaire pour la prière du vendredi ; limitée au mois de Ramadan), et travailler ainsi la question du couplage entre fidélité à l'institution communautaire et adhésion à sa ligne politique.
Par ailleurs nous nous proposons de porter un intérêt particulier aux “réputations” des mosquées et des écoles coraniques telles qu'elles sont exprimées par les fidèles, afin de comprendre les critères qui font la “respectabilité” d'un lieu de prière, dans le cas d'un culte privé (jusqu'à peu) d'institutions unifiées et centralisées. Nous avons observé à plusieurs reprise des considérations qui semblaient en fait moins dictées par les institutions elles-mêmes que par l'image de l'Islam véhiculée par les médias français. Jusqu'à présent il nous a semblé pertinent d'interpréter ces phénomènes de réputation comme des stratégies de déviation de la violence symbolique subie par les Français musulmans, alliées à des stratégies d'ascension sociale.
En somme nous nous proposons de confronter les différentes perceptions du
paysage institutionnel de l'Islam à la Goutte d'Or, en fonction de la
position sociale et du parcours migratoire.
Une des institutions de la Goutte d'Or nous paraît particulièrement
adaptée pour centrer notre étude. Il s'agit d'une école coranique fondée
par un Français converti à l'Islam et qui propose des cours dans les
différentes disciplines des sciences islamiques (droit, récitation,
histoire). L'association propose en particulier un cursus pour enfants qui
rencontre un franc succès parmi les familles musulmanes du quartier, ainsi
que des cours pour adultes et adolescents qui recrutent dans toute la
région parisienne. Contrairement à d'autres écoles coraniques du quartier,
cette association ne se prétend pas “mosquée” ; sa fréquentation n'empêche
ni ne remplace la fréquentation des lieux de prière. Ce trait en apparence
anodin en fait un lieu ouvert sur l'extérieur qui accueille une pluralité
de profils et de pratiques de l'Islam. C'est en outre une institution qui
ne se définit absolument pas selon une logique communautaire. La
comprehension du Coran prime sur l'apprentissage de l'arabe, ce qui rend
les cours accessibles à la fois aux enfants “africains”, maghrébins et
français. Cette école Coranique devrait donc nous donner accès à une
population qui investit particulièrement la pratique du culte musulman
tout en rassemblant des parcours variés.