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Le physicien et le Social

Rédigé du 12 au 14 janvier 2023

À l’automne 2001, j’étais étudiant en maîtrise de physique, en stage sur une manip d’atomes froids à l’Institut d’Optique d’Orsay, lorsque sont survenus les attentats de New York. J’avais commencé à apprendre l’arabe quelques années plus tôt avec un camarade tunisien de classe préparatoire. Je venais également de découvrir le Yémen avec mes camarades de la classe d’arabe de l’ENS, lors d’un stage linguistique au mois de juillet. Quelques semaines après les attentats, j’ai décidé de me réorienter progressivement vers l’anthropologie. L’année suivante je suis entré en licence, puis j’ai commencé à faire du terrain au Yémen, environ trois mois par an en immersion dans un quartier central de Taez, la troisième ville du pays. En 2005 j’ai débuté une thèse, à laquelle j’ai consacré huit ans.

Le quartier de Hawdh al-Ashraf, point fixe de la ligne de front.

Les trois dernières années, la ville de Taez avait pris la tête d’un soulèvement général lié à la vague des Printemps Arabes, débouchant sur une transition politique incertaine qui s’est rapidement enlisée. Au cours de ces mêmes années, je m’activais sans relâche dans le milieu académique français pour défendre mon travail, que j’ai finalement dû abandonner en 2013. La guerre a fini par éclater deux ans plus tard, et Taez s’est imposée comme le point nodal du conflit, une fois encore, dans l’indifférence générale des observateurs. La ville est depuis soumise à un sévère blocus et traversée par une ligne de front, dont le point le plus fixe est précisément le quartier de mon enquête.

Transitions de phase

Qu’est-ce qui fait que dans un liquide, les molécules se rangent soudain de manière ordonnée, pour former la structure cristalline d’un bloc de glace ? Ou que dans un morceau de fer il se forme des agrégats d’aimantation non-nulle, où tous les atomes ont aligné leur moments magnétiques (spins) dans une direction donnée ? Pourquoi sur l’autoroute, au-delà d’un certain seuil de fréquentation, des embouteillages se forment sans même qu’il y ait eu d’accident ?

Tous ces phénomènes, et beaucoup d’autres encore, s’appellent des transitions de phase. On parle de phase lorsque dans un système, un grand nombre d’éléments adoptent un même comportement. On parle de transition de phase lorsqu’on observe une transformation de ce système - d'une phase vers une autre, d’un type de comportement vers un autre - sous l’effet de la variation d'un paramètre de contrôle externe (température, champ magnétique, fréquentation automobile).

En savoir plus sur le modèle d’Ising (Glossaire).

La transition de phase, c’est une manière bien particulière de penser les liens de causalité entre des échelles d’analyse différentes :

  1. Un puissant champ magnétique appliqué de l’extérieur ;
  2. du « bruit » à l’échelle microscopique (lié à l’agitation thermique) ;
  3. et voilà soudain que les molécules tendent l’oreille, l’appel rationnel prime sur le « bruit », l’ordre prime sur le chaos…

Appliquer la physique des transitions de phase à la société et à l’histoire ? Régulièrement, la tentation revient. On espère trouver l’équation qui résoudra tout, qui sauvera le monde en lui redonnant sens. Qui sauvera le monde, vraiment ?? Plutôt ce que les humains en ont écrit! Dans notre civilisation, abandonner les livres anciens n’est pas une option : il faut compter avec les animaux empaillés, toutes les licornes que nos récits ont fabriqué, et on cherche l’équation qui fera tout tenir ensemble. Les sciences sociales elles-mêmes, qu’elles le reconnaissent ou pas, attendent ce physicien providentiel, venu pour sauver leurs propres mots. Et régulièrement, des personnes s’avancent pour se prêter à l’exercice : un ingénieur génial, un Polytechnicien, ou encore tel physicien à la retraite1), mû par un désir aussi altruiste que soudain - « relever le défi écologique »…

Ma démarche n’a pas été celle-là. Je me suis reconverti aux sciences sociales suffisamment tôt, sans avoir vraiment fait mes preuves en physique, et avec plutôt un sentiment d’illégitimité chronique du fait de ne pas avoir fait de khâgne. C’était la grande époque du développement des sciences cognitives, qui accueillaient les physiciens à bras ouverts. Or j’ai plutôt choisi de travailler avec des chercheurs de formation littéraire, qui ne jouaient pas à ce jeu-là.

Être physicien

Entre les deux espaces de ma première enquête, le quartier et le carrefour, j’avais inféré l’existence d’un antagonisme de classe. Qu’en était-il vraiment ?

L’histoire que je veux raconter est plutôt : pourquoi ma formation de physicien n’a pas été incompatible avec l’apprentissage des sciences sociales. Oui, les modèles de la physique statistique m’ont été utiles, mais essentiellement pour mettre de l’ordre dans les propositions théoriques existantes. D’ailleurs comme on le verra, je n’ai commencé à en faire usage qu’à partir de mon second terrain : après un premier passage à l’écriture sociologique, quand j’ai vraiment eu les mains dans le cambouis. Alors oui, ces modèles m’ont été utiles pour faire la critique épistémologique de mon propre regard, et sortir de cette situation par le haut.

Lorsque les physiciens prétendent s’aventurer dans l’explication du Social, à la faveur du désarroi général de leurs contemporains, ils oublient cette chose capitale : il ne saurait y avoir de science indépendamment d’une relation. En fait, les physiciens oublient ce qu’ils nomment intuition*, ou parfois sens physique, un aspect essentiel de leur propre discipline. Qualité indéfinissable (pour eux), l’intuition porte en fait la trace de l’activité humaine, sociale et relationnelle, qui en est le support. C’est un peu le sens de l’honneur* du physicien : ce qui va l’amener à ne pas forcément sortir son épée face à un inconséquent…
Car la physique, ce n’est pas seulement des modèles mathématiques : c’est surtout l’art de ne pas s’en servir… Savoir les conséquences d’une approximation, ses conditions de validité ; savoir discerner la barrière au-delà duquel on bascule dans le délire… Être physicien - en temps normal - c’est s’extraire du délire. C’est développer des habitudes intellectuelles pour le déceler très vite, falsifier l’hypothèse, sortir le contre-exemple… Nietzsche disait : « J’agis avec les problèmes profonds comme avec un bain froid - y entrer vite, en sortir vite. »2). En ce sens, le physicien est plus nietzschéen que Nietzsche lui-même - dont on sait qu’il n’a pas appliqué jusqu’au bout sa propre maxime. Au sein d’un savoir occidental damné par Aristote* - par le détournement des préceptes socratiques vers les réalités d’ici-bas - le physicien est l’un des derniers à savoir qu’il ne sait pas.

La question du Social

Avant de prétendre appliquer des modèles de transitions de phase à la société et à l’histoire, il faut bien se rendre compte d’une chose : ce genre de raisonnement est déjà omniprésent, derrière chacun des mots qui nous servent à dire la société et l’histoire.

Chaque fois qu’un sociologue (chercheur en sciences sociales) dit d’une chose qu’elle est sociale, il postule l’existence d’une sphère de causalité autonome, où les comportements individuels s’agrègent en des ensembles, qui en retour ont valeur de contrainte sur les comportements. En termes mathématiques, il postule l'intégrabilité* du phénomène : il y a là en fait une hypothèse théorique très forte! Et les hypothèses ne sont vraiment scientifiques, en principe, que si elles sont falsifiables…
Alors, d’où vient la validation empirique ?

  1. En sociologie, l’objectivité vient surtout de l’usage des statistiques. C’est la fameuse démonstration d’Emile Durkheim sur le Suicide (1897) : quelles que soient les raisons subjectives invoquées, « le suicide varie en fonction inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu ».
    L’appareil statistique produisait soudain l’objectivité du phénomène social, dans une société qui en avait perdu le sens. La démonstration devait servir à l’établissement d’une nouvelle discipline, qui prétendait saisir les affaires humaines sous l’angle de l’objectivité historique.
  2. Chez l’historien, la validation empirique se joue dans le traitement des sources - c’est-à-dire les traces écrites ayant survécu au passage du temps. La capacité de l’auteur à les réunir, à s’y repérer, à les faire tenir ensemble dans un exposé cohérent, voilà qui fonde la cohérence sociale d’une époque. Du moins, dans l’oeil du scientifique, là encore…
  3. Quant à l’anthropologue, sa spécialité est d’étudier des sociétés qui ne possèdent pas l’écriture, des sociétés « primitives ». (D’ailleurs c’est un peu par accident que l’anthropologie s’occupe du monde arabe, du fait de la disgrâce de la tradition Orientaliste…) Les sociétés primitives n’existent plus, mais la méthode de l’anthropologue demeure. Elle consiste à produire ses propres sources, d’une manière qui en construise l’objectivité.
    S’étant rendu personnellement sur le terrain, l’anthropologue produit des observations de tout ordre - quant aux us et coutumes, pratiques sociales ou économiques, mémoires locales - et tente d’en proposer un exposé cohérent, en même temps qu’une restitution méthodique de sa propre expérience, des conditions de sa propre socialisation, expliquant comment il a observé. De cet ensemble de faits - qui se produisent tous dans l’oeil de l’observateur, là encore - on peut déduire l’existence de ce qu’on appelle « culture » : une certaine cohérence du Social à l’échelle locale.

Alors voilà : à moi est arrivée cette mésaventure étrange, à savoir que cet exposé cohérent n’a jamais pu aboutir. Il existait dans ma tête, mais pas dans les textes que je produisais, manifestement. En tous cas, il n’a jamais été possible qu’un interlocuteur scientifique en prenne acte.

Le social impossible

Ma thèse portait sur les rapports entre changement social et pratiques de la sociabilité masculine urbaine, envisagées sous l’angle des questions de genre et des masculinités - un sujet somme toute assez classique… Et comme dans toutes les bonnes thèses d’anthropologie, le tableau que je proposais s’adossait à une histoire particulière : l’arrivée de l’enquêteur, ses apprentissages, les circonstances de son départ.

Ziad al-Khodshy, le personnage central de mon enquête, en mars 2006.

Dans mon cas, l’enquête était liée à l’histoire d’une famille locale, qui jouissait d’un certain charisme au moment de mon arrivée (2003), mais qui s’était trouvée particulièrement éprouvée les années suivantes, en même temps que je construisais mon enquête dans ce secteur. En janvier 2007, au cours de ma seconde année de thèse, épisode ultime de cette succession de malheurs : l’internement en clinique psychiatrique du frère cadet, pourtant brillant expert comptable. Or Ziad avait été l’interlocuteur privilégié de ma première enquête, et nous entretenions depuis des rapports orageux. Avec ce drame, qui sonnait le signal du départ, j’avais pris conscience de ma part de responsabilité…

En l’occurrence, la cohérence de la « culture » taezie se révélait dans le non-dit qui avait entouré toute cette affaire. L’échec du frère cadet dans son travail, l’emprisonnement de l’aîné, ou encore la stagnation du plus jeune dans des petits boulots sans lendemain ; le basculement de l’un dans une forme de mysticisme derviche, peu après l’échec de son mariage, ou encore la mort de l’autre dans un accident de voiture… Aux yeux des autres familles ou des commerçants locaux, spectateurs de l’histoire depuis mes tout premiers pas, tous ces évènements étaient manifestement liés à ma présence, voire à mon acharnement dans l’enquête. Mais personne n’avait jamais voulu me le dire, le formuler clairement, par une sorte de politesse élémentaire à l’égard du visiteur occidental… Alors je brodais des analyses, souvent catastrophistes, sur la vitesse du changement social, l’insupportable domination du Régime, la violence des interactions… Une vision du monde cataclysmique, par laquelle je « naturalisais » des malheurs auxquels je me sentais en fait confusément lié. Oui, la cohérence de la société locale se révélait là, dans la connivence profonde de ces différents milieux et scènes sociales, censés être au bord de la guerre civile…

Et voilà qu’en 2011, la connivence sort à visage découvert, pour battre le pavé et dire « Dégage ! ».
« Qui ?… Quoi ?… Ou ?… Comment ?… », disent les sciences sociales déboussolées.
Pour moi non, c’était évident. Il y avait eu une transition de phase, une vraie cette fois ! Celle que j’attendais depuis longtemps.

Intention bonne, mauvaise foi

Si je n’avais été physicien, aurais-je su comprendre la situation sociale de Taez, déjouer les mécanismes de ce théâtre d’ombres ? Je n’en sais rien. À mes yeux je n’ai jamais fait que des sciences sociales, reproduisant les procédures critiques et réflexives que je voyais mettre en œuvre à longueur de séminaires, à l’EHESS ou ailleurs. Alors, comment le monde académique m’a-t-il empêché de rédiger ma thèse ? Ce n’est pas très difficile à comprendre…
Comme tous les chercheurs, j’avais un talon d’Achille. Une fois, un jour, quelque part, il s’était passé quelque chose de pas très glorieux…
Par ailleurs, la notion de social ne s’impose jamais d’elle-même. Utilisée dans un sens prescriptif (« faire du social », « créer du lien social ») ou descriptif (dire de tel et tel phénomène qu’il est « social » ou « culturel »), cette notion témoigne toujours d’une intention.
Intention qu’on peut juger recevable, ou non.

En l’occurrence ça ne passait pas, on ne voulait pas comprendre. Recentrée sur la folie de Ziad, ma recherche n'avait sa place nulle part. Alors on me renvoyait sans cesse à mes contradictions, on disait : « Il n’y a pas de fumée sans feu… » - et bien sûr qu’il s’était passé quelque chose, pour que j’en vienne à étudier « la sociabilité masculine sous l’angle du genre… ».

L'histoire de Maryam, la grand-mère maternelle de Ziad, forme sans doute l'arrière-plan psychanalytique de notre alliance*.

Il y avait eu cette histoire un peu honteuse, survenue à la fin de mon premier séjour - même pas à Taez mais dans la Capitale, au stade où je mettais de l’ordre dans mes matériaux, en me préparant au retour dans mon pays. Un cousin éloigné de Ziad, issu d’une branche installée dans la Capitale, liée à la seconde épouse du grand-père : le fils aîné de la fille aînée de cette usurpatrice, comme on l’avait toujours perçue… Celle qui avait donné au grand-père des enfants mâles, qui avaient pu faire des études à l’étranger, devenir médecin ou ingénieur, et qui grimaçaient à présent lorsqu’ils redescendaient à Taez, comme s’ils s’aventuraient dans la fosse aux lions… Le jeune homme venait de rejoindre ses oncles dans la Capitale, moi je m’apprêtais à rentrer dans mon pays. Nos chemins s’étaient croisés et j’avais eu ce geste étrange, incompréhensible - dont cependant je n’ai jamais réussi à avoir honte…

Sauver le monde

L’intuition physique, ce « je-ne-sais-quoi » d’indéfinissable… La main du physicien qui se tend, tourne un bouton, le signal qui revient… Le physicien du troisième étage, qu’on n’ose pas déranger pour le faire descendre au troisième sous-sol - mais combien de fois il a su sauver la manip ! Il a touché tel bouton, tel paramètre de contrôle externe, et tout s’est remis en place… Sauver le monde jour après jour, dans la cave d’un laboratoire…

Lorsque je suis parti au Yémen la première fois, je n’avais en tête aucun modèle précis, aucune théorie à valider. Ce que j’ai exporté là-bas, c’est une certaine conception de la science, de l’honneur scientifique, et de son importance dans un monde en voie de décolonisation, sur la voie d’une décolonisation jamais acquise. C’est cette conception qui m’a permis de rester engagé là-bas, dans des circonstances qu’on peut juger hautement improbables (voir le texte 2003 : la source épistémologique du Mal). Et aussi de me retirer lorsqu’il en était encore temps, de sorte que ces relations perdurent jusqu’à aujourd’hui.


Le retour de l'Histoire

La Grande Histoire, telle qu’elle s’est déployée dans les années 2010, apparaît bien balayée par de grandes « transitions de phases ». Par contraste dans les décennies précédentes, les foyers de conflits restaient inscrits dans des contextes nationaux particuliers : Irak, Afghanistan, Palestine, avant cela en Algérie, Yougoslavie ou Rwanda… Mais dans les Printemps Arabes de 2011, ce qui frappe est le caractère transnational, et d’emblée s’impose la métaphore d’une vague, aussi massive qu’inattendue.
Pour reprendre l’analogie du modèle d’Ising*, l’évènement signifie que les aiguilles aimantées tournent toujours parfaitement sur leur axe, qu’aucune rouille ou sclérose ne les en empêche - autrement dit l’Histoire n’est pas jouée, puisqu’aucune mémoire ou « structuration sociale » n’est définitive. Pour moi ce n’était pas si inattendu3), vu que je travaillais sur cette hypothèse depuis plusieurs années.

L’évènement ouvre la voie à d’autres phénomènes transnationaux :

  • vagues migratoires d’ampleur inédite ;
  • émergence d’entités terroristes transnationales, souvent sous l’appellation « État Islamique », qui modifient les rapports de force sur des régions entières (au Moyen-Orient et au Sahel notamment).
  • On pourrait citer également les vagues populistes, qui culminent dans l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis.
  • Notre pays n’est pas épargné, avec une succession en pointillé de passages à l’acte terroristes, intuitivement perçus comme une « vague » - les Français ont du mal à comprendre la différence de nature.
  • Mais je pense aussi et surtout au mouvement Gilet Jaune, l’irruption du sein-même de la société française d’un mouvement social comme nous n’en avions pas connu depuis des décennies, qui a profondément transformé les rapports de force culturels internes à notre pays.

Pour éclairer ces phénomènes et mieux discerner le cap qu’ils dessinent, il est tentant de rechercher des clés d’interprétations globales et conjoncturelles : l’équivalent de variables thermodynamiques macroscopiques - température, volume, pression, magnétisme… - qu’on pourrait dégager des mouvements microscopiques élémentaires, comme le font les considérations subtiles de la physique statistique.

Les tentatives ne manquent pas ; elles donnent même lieu à une sacrée cacophonie d’interprétations simultanées, tantôt convergentes et tantôt contradictoires, le tout aspiré par la technologie cybernétique des réseaux sociaux. D’où cette question de plus en plus pressante : pourquoi privilégier telle ou telle interprétation du monde ? Sur quelles bases empiriques et philosophiques, qui ne soient réductibles ni à l’adhésion littérale à une tradition religieuse, ni au nombre de clics (ou de citations bibliographiques) sur tel ou tel réseau social (fût-il académique) ? Pour des sciences sociales confrontées aux contraintes inédites du XXIème siècle, quels nouveaux critères de rigueur scientifique pouvons-nous faire valoir, afin de retrouver les rênes de notre destin ?

Une chose est sûre : je ne propose pas d’appliquer la physique des transitions de phase à la société et à l’histoire. Je proposerais plutôt de réfléchir à ce qui se passe lorsqu’un grand nombre de personnes portent sur la société un regard de ce type, fondamentalement dualiste*. Qu’on le veuille ou non, les sciences sociales sont tributaires de la révolution scientifique qui s’est jouée autour du XVIIe siècle européen. Qu’on le veuille ou non, nos sociétés ont accompagné le processus, elles comprennent et jouent elles-mêmes avec ce genre d’idées, dorénavant constitutifs de leurs mots.

Cette histoire singulière est celle de l’Europe, qui remonte vers l’An Mille, au développement des premières universités. Nos sociétés s’engouffrent aujourd’hui dans des technologies cybernétiques, qui modifient leur expérience du monde dans le sens déjà impliqué par leurs mots. Mais une boucle de rétroaction* analogue est à l’œuvre dès l’origine dans l’université : entre l’effet d’entonnoir inhérent aux disciplines scientifiques, et leur pilotage par une hiérarchie universitaire surplombante. Cette innovation institutionnelle, étroitement liée à la réintroduction d’Aristote dans le corpus philosophique de la chrétienté latine, allait progressivement marginaliser la relation maître-disciple, au centre des modèles antérieurs de transmission des savoirs. Notre « damnation » vient de loin.

Les sciences sociales ont-elles seulement les moyens de s’extraire de ce mouvement historique, pour contempler objectivement leur propre destin ? C’est la question posée à l’anthropologie*, discipline vouée à l’étude des peuples sans écriture, dont l’objet est aussi depuis l’origine de penser la singularité occidentale. Mais prétendre s’en échapper à travers les mathématiques, il y a une croyance typiquement scientiste, qui ne peut que nous maintenir dans ce piège.

1)
Récemment je me suis brièvement penché sur le livre de François Roddier, Thermodynamique de l'évolution. Un essai de thermo-bio-sociologie (discuté un peu ici). Me replonger dans la physique statistique a été un exercice intellectuel stimulant, mais spirituellement plat, et j’ai trouvé suffisamment d’indices convergents pour juger le livre gravement « à côté de la plaque ». Je n’exclus pas de m’y replonger un jour, ou dans d’autres tentatives analogues, mais quand j’aurai pu poser les bases de mon propre travail.
2)
Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir (1882), aphorisme n°381.
3)
Voir mon billet Médiapart du 3 février 2011 : « Une révolution bénie? De la pensée systémique en islam ».