Un jeune homme de dos
Je pousse la porte d’un café pour demander un verre d’eau, dans un bled quelque part en France, mais je perçois d’emblée une ambiance bizarre. Il y a une douzaine d’adolescents, penchés sur leur portable à écouter des clips de raps, et qui ne semblent pas être des clients. Moi je suis rentré avec mon vélo, que je pousse jusqu’au comptoir sans que personne ne me dise rien. Un escalier monte vers une mezzanine près du comptoir, et je comprends que la patronne est en haut. Les adolescents l’appellent depuis le bas de l’escalier - mais au lieu de la prévenir qu’il y a un client, ils lui parlent d’un jeune homme, dont il va falloir faire la toilette. Le jeune homme en question est lui aussi près du comptoir, et il me tourne le dos. Grand de taille, il a le visage tourné vers les instructions du menu affichées en hauteur, qu’il vient de lire à haute voix, juste avant que les adolescents n’interpellent la patronne. Sa voix était parfaitement claire et distincte, mais je n’ai pas bien compris si cette lecture m’était adressée. La patronne finit par descendre, et prend ma commande. Elle a l’air complètement débordée.
Les adolescents continuent d’évoquer la toilette du jeune homme, sans nous épargner les détails. Apparemment il souffre d’une forme d’incontinence au niveau des excréments. Il porte un survêtement et des chaussons qui sont les siens, que personne ne lui emprunte parce qu’il les souille constamment. Je m’assois avec ma limonade. Le jeune homme est près de moi, mais il me tourne toujours le dos. Je comprends qu’il est monté plusieurs fois vivre à Paris, qu’il a occupé divers postes, mais chaque fois son problème a conduit à son licenciement. « Il devrait porter des couches », disent les adolescents. Ils parlent aussi de la Loi Veil de 1975, qui a dépénalisé l’avortement. Le jeune homme a été conçu à cette époque, ils disent que c’est lié mais je n’arrive pas à comprendre : un accident d’aiguille-à-tricoter, qui aurait causé cette incontinence ? « C’est à cause de leur loi… », disent-ils derrière moi, avec des accents complotistes. La patronne derrière moi essuie ses verres et ne dit rien.
Devant moi, le jeune homme me tourne toujours le dos. La gravité de son handicap mental m’est toujours difficile à évaluer, faute d’interaction directe. J’ai pourtant l’intuition de pouvoir l’aider, si j’arrivais à nouer le contact. Je me retire dans mes pensées, plonge dans ma propre histoire comme dans une caisse à outils : j’essaie d’imaginer ce qu’il en penserait, l’effet thérapeutique qu’elle pourrait avoir sur lui…
Comme je me réveille peu à peu, je fais le lien avec mon chantier du jour, auquel je me prépare depuis hier soir : cette page sur l’injustice que je subis. Mais quelle injustice au juste ? Comment pourrais-je me plaindre, moi qui ai tellement de chance et qui suis si privilégié ? Privilégié par mes facilités scolaires, par mon milieu d’origine et l’aisance de ma famille, par mes voyages, aussi par le destin… Je suis tout l’inverse de ce jeune homme coincé dans le bar de sa mère, quelque part dans un bled paumé. Et pourtant, c’est comme si ce rêve m’était envoyé pour parler de moi, de ma situation actuelle, de la maison où je me trouve actuellement.
Ma mère ne supportait plus vraiment son activité de psy, elle est à la retraite depuis une dizaine d’années, et s’est retirée pour peindre au grenier. En bas devant le portail, les livreurs d’UberEats attendent leur commande du Macdo voisin. Ils parlent l’arabe que je suis parti apprendre au bout du monde, me voient aller et venir de la mosquée avec mon vélo, et je leur dis Salam ‘alaykum. C’est la maison où j’ai grandi mais à part dans ma tête, ça ne lui ressemble plus vraiment. Si je laissais rentrer quiconque, il sentirait très vite ma merde au cul ; quiconque ma mère inviterait, verrait très vite la situation de son fils. C’était déjà comme ça il y a dix ans, à l'époque où j’essayais de sauver ma thèse (avant que je décide de partir à Sète).
Le rêve me fait penser aussi à Florence Weber, aux couloirs de l’Ecole Normale que j’étais revenu hanter dans cette période, et aux journées du laboratoire à Foljuif, où elle me défendait envers et contre tout. Le rêve me fait penser à ma directrice de thèse, Jocelyne Dakhlia, avec laquelle les rapports n’étaient pas si différents. Je pense à ma tante qui la connaissait bien, mais qui à l’époque soignait ma grand-mère, malade d’Alzheimer, comme un grand adolescent. J’ai cru m’élancer vers le monde, et je suis retombé sur les bras de ma famille.1) Alors je suis parti à Sète. Là-bas il y avait ma sœur et ma tante Nicole. Le rêve parle d’elles aussi.
Si je suis revenu à Antony, c’est peut-être pour y faire ce rêve, et pouvoir vous le raconter. Aurais-je fait le même rêve ailleurs, j’aurais difficilement pu le comprendre, et aucun psy n’aurait jamais voulu l’écouter. Car le rêve parle moins de moi que des personnes qui m’entourent, moins de l’islam que de la France, et de la responsabilité des musulmans à son égard. Moi non plus, ça ne me dérange pas d’avoir la merde au cul : ce bas monde ne vaut pas beaucoup plus aux yeux d’Allah2). Mais par notre indifférence, ou notre complaisance sélective, sommes nous bien sûrs de gagner notre place dans l’Au-delà ? Combien de temps l’islam restera-t-il un jeune homme de dos ?