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L'intégration impossible : Ising et la condition scientifique

En conclusion, considérations philosophiques générales sur l’épistémologie des sciences sociales
(parfaitement orthodoxes du point de vue des institutions où j’ai été formé).

L’analogie des transitions de phase, je l’ai toujours eu en tête car elle était la seule concevable, sortant de ma formation de physicien. Pour autant, à part une brève tentative lors de ma seconde enquête - voir le texte Question du social, coloration du genre - je me suis toujours interdit d’appliquer ces modèles à la « réalité sociale locale », à l’échelle du pays ou de la région considérée. J’avais choisi de travailler avec des chercheurs littéraires - plutôt des chercheuses en fait - qui ne jouaient pas à ce jeu-là. J’avais ma « carte mentale » des modèles théoriques en sciences sociales, mais j’espère n’avoir jamais cédé durablement à l’erreur du concret mal placé : la tentation de croire que les structures de cette carte existeraient aussi quelque part dans la réalité étudiée.

Si la situation prêtait analogie, ce n’est pas en vertu de telles et telles circonstances propres à la société yéménite - tel et tel clivage politique, religieux, économique, germes supposés d’une guerre civile ultérieure, dont on nous explique qu’ils étaient déjà décelables à l’état larvé. Non, si l’analogie se posait, c’est du fait-même de ma pratique de recherche, par la condition-même du scientifique.

Condition du sociologue et civilisation industrielle

Car qu’est-ce que le Social*, si ce n’est un rapport à la société transformé par la civilisation industrielle ? Qu’est-ce que faire des sciences sociales, si ce n’est tenter en conscience de se positionner dans ce rapport : à la fois aux commandes de la machine, et en dessous d’elle ? Que je le veuille ou non, je m’inscrit dans la structure dès l’instant où j’utilise ses mots, où je transfère les concepts développés en son sein. Et la structure, par définition, ne perçoit que des agrégats.

Prenons l’exemple d’un sociologue sur le terrain, confronté à l’évidence d’un clivage sociologique entre un collectif A et un collectif B. Et ceci quelle que soit l’échelle de l’étude, de la société considérée, qu’il s’agisse d’un village ou d’un pays, que l’on parle d’un clivage entre classes sociales, entre groupes ethniques, entre castes, peu importe : j’ai identifié deux « milieux sociaux », et je m’apprête à étudier leur rapports sous l’angle scientifique. Ce qui est sociologique dans cette affaire, c’est le regard que je porte, rattaché à un système catégoriel (le logos de socio-logique). Je peux prendre une perspective sociologique sur un clivage entre castes, tribus, communautés religieuses, sans que lesdites castes, tribus, communautés, deviennent « sociologiques » en elles-mêmes…
D’ailleurs, tout le travail de l’expérimentateur sera de mettre à l’épreuve les catégories de sa description. Qu’il s’agisse d’un ethnographe sur le terrain, d’un archiviste parmi ses sources, d’un statisticien croisant des indicateurs, le chercheur ne cessera d’interagir constamment avec la matière expérimentale considérée. Il avancera des définitions, opérera des distinctions, effectuera des rapprochements, de manière à ce que sa description épouse le plus fidèlement possible le système décrit. Voilà la science, dans la conception moderne qui est la notre : ce processus d’apprentissage bien particulier, mené à l’interface d’une fraction de réel et d’un système catégoriel donné.

Et même si le chercheur en arrive au stade de l’étreinte intime avec son objet, même s’il en connaît par cœur tous les recoins, même si le moindre frétillement perçu à 5000 km suffit à le mettre en émoi, l’étreinte ne sera jamais autre chose que celle définie au départ. Elle restera inscrite dans tel système catégoriel : une province de la machine et un territoire donné, superposés le temps d’un baiser, sans qu’il soit possible d’en prédire l’avenir. Entre le baiser de Judah et celui d’une nuit de noces, la science moderne ne sait pas discriminer.
Et précisément pour cette raison, le modèle d’Ising est omniprésent. Précisément parce que les modèles scientifiques modernes ne sont pas intégrables, on est ramené sans cesse au plus simple d’entre eux qui le soit.

Dieu, ou l’intégration impossible

Mettre à l’épreuve un concept sociologique, c’est toujours interroger les processus qui en assurent la stabilité. Soit vous appelez Dieu le postulat de cette stabilité, soit vous êtes ramenés à un agrégat d’aiguilles aimantées.

Un nuage dans le ciel : va-t-il se dissoudre, ou est-il au contraire le signe avant-coureur d’un ciel plombé ? Qu’adviendra-t-il de l’agrégat à telle et telle échéance ? Sera-t-il toujours observable ? Ou en météorologie : soit une structure anti-cyclonique, installée quelque part à un temps t, que puis-je en dire à telle et telle échéance ? Quel que soit l’objet nommé, son existence du point de vue scientifique est transitoire, et se ramène à des processus qui en soutiennent l’existence.

La question se ramène toujours à une question d’agrégats et d’aiguilles particulières. En présence d’agrégats A et B pré-existants, telle aiguille aimantée du voisinage va-t-elle adopter l’orientation a ou b ? Dans quel système de contraintes les comportements individuels s’inscrivent-ils ? C’est toujours la question, et les meilleurs concepts sociologiques sont ceux qui intègrent cette circularité fondamentale. D’où la lourdeur de Bourdieu lorsqu’il définit l’habitus : « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes ». Comme passent les nuages, les diagnostiques bourdieusiens ont peut-être perdu aujourd’hui de leur pertinence ; pas cette circularité fondamentale, qui définit toute pensée sociologique.

Être sociologue, c’est assumer la responsabilité de fragmenter le réel, de le considérer comme un ensemble de parties, pour prétendre ensuite en reconstruire la totalité. C’est faire comme si les phénomènes étaient intégrables, tels que nous les percevons. C’est complètement fou, c’est complètement arrogant. Et pourtant il faut bien rentrer dans cette logique, si l’on prétend agir sur le système catégoriel des sciences sociales, et améliorer sa pertinence d’une manière quelque peu durable.

Mais ces questions épistémologiques fondamentales n’ont plus cours en sciences sociales. Gregory Bateson avait posé tout cela de manière très rigoureuse en son temps, mais son œuvre a été délaissée : après son dépeçage en règle par les différentes disciplines, les ouvrages les plus importants ne sont plus publiés. Cette responsabilité qu’implique la mise par écrit du réel, la plupart des chercheurs ne la conçoivent même pas. Les « petits producteurs du secteur » sont donc les premiers auxiliaires des grandes entreprises cybernétiques, qui divisent notre expérience en silos pour nous donner du grain, comme pour gaver des canards. Et ils passent derrière sans vergogne, ceux qui n’ont « pas abandonné leurs ambitions théoriques », pour mettre le réel en équations, main dans la main avec les « gros producteurs du secteur ». Comme si le scientisme était l’avenir des sciences sociales, ils avancent leurs modèles et entretiennent un débat fondamentalement vicié, puisque tout repose sur le fractionnement cybernétique de nos existences.

L'étalonnage de l'observateur

À un stade particulier de mon enquête, il est devenu nécessaire de croire en Dieu. Pas pour des raisons de détresse psychologique ou autre, mais pour des raisons indissociablement épistémologiques et morales. Cette bataille contre le système catégoriel des sciences sociales, j’ai compris qu’il n’était pas possible d’y entraîner indéfiniment mes interlocuteurs. C’était tout à mon honneur de résister au scientisme, à la projection des structures de ma carte mentale dans la réalité étudiée. Pour autant, le sujet de la science devait aussi s’incarner.

Croire en Dieu, c’était croire en la possibilité d’une rencontre homologique* entre les structures de ma carte mentale et celles à l’oeuvre chez les Yéménites, mais sous le regard d’une entité tierce : un existant nécessaire1). J’avais pris acte d’une certaine limite inhérente à la pensée sociologique, dont je n’avais pas eu bien conscience jusque là, liée au primat de la pensée consciente dans la tradition du logos*.

Du point de vue de la place du modèle dans mon enquête, il y a un avant et un après septembre 2007 :

  • Avant 2007, je suis aux prises avec une réalité qui m’est extérieure, dans laquelle je perçois mal ma propre présence, et sur laquelle je tente maladroitement de plaquer des modèles mécanistes, souvent issus de la physique des transitions de phase.
    C’est une phase d’engagement ethnographique, notamment à travers l’apprentissage des boutades : je chemine dans un apprentissage de l’Être.
  • Après 2007, mes investigations sont dictées par le sentiment de ma propre honte, la conscience aiguë de ma place dans le système étudié. Je chemine dans un apprentissage de la pudeur, et c’est une phase de désengagement ethnographique.
    Les modèles de transition de phase perdent leur attrait, je n’ai plus la tentation de les utiliser sur une réalité extérieure. Ils trouvent finalement leur place dans une dialectique située entre ontogenèse* ethnographique (métamorphoses de l’alliance d’enquête) et phylogenèse monothéiste (métamorphoses de l’Alliance monothéiste). Dialectique que je pratique jusqu’à aujourd’hui, et dont la suite du texte proposera sans doute une illustration.

La vulgarité intellectuelle à l’ère postcoloniale tardive

Cette étape d'étalonnage, je suis tenté de la croire nécessaire, en toute généralité. Je crois que la laïcité s’égare, lorsqu’elle prétend s’émanciper d’une certaine nécessité épistémologique. Il n’y a pas d’autre manière de saisir la nécessité de l’Être, sur un terrain particulier, que d’éprouver l’inadéquation des modèles de manière répétée. Or les sciences sociales actuelles ne savent plus faire l’expérience que de leur propre adéquation, et célébrer les conclusions philosophiques délirantes qu’elles en tirent (ce que les journaux conservateurs appellent le « wokisme »). Dans ce contexte, l’idéal de neutralité laïque ne saurait avoir le moindre sens, et la laïcité se réduit à la protection idéologique d’une minorité.

Ceci étant dit, la vulgarité intellectuelle n’est pas qu’un problème français, ou occidental. Dans la Capitale intellectuelle du Yémen, j’avais centré ma thèse sur le problème de la vulgarité. Dans la vulgarité langagière de ces interlocuteurs pourtant diplômés, j’avais voulu voir la dernière expression d’une dignité assiégée. Comme si les Yéménites, eux, n’avaient jamais perdu conscience du système auquel ils participaient…
La vulgarité intellectuelle a quelque chose à voir avec l’ère postcoloniale tardive*. Elle s’articule avec la conjoncture intellectuelle des pays d’islam, d’une manière qui mérite d’être précisée.

1)
Je tente ici un rapprochement avec la philosophie médiévale, où la question de l’Être renvoie toujours à celle de Dieu, mais dont j’avoue ne pas maîtriser précisément les termes (en l’occurence j’ai repris l’expression de ma lecture récente d’un article de Yahya Michot). Soulignons tout de même qu’il ne s’agit pas ici de vérité spéculative, mais d’un recadrage de l’expérience ethnographique. « L’existant nécessaire » recouvre en fait le monothéisme dans sa réalité historique et sociale - ce que les musulmans appellent la sunna - dans laquelle je fais vœux d’inscrire dorénavant mon objet.
fr/modele/ising/integration.txt · Dernière modification : 2023/08/24 15:06 de mansour

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