Bread-and-butterfly, ou le problème de la justice divine
« C'est ridiculement confus, ridiculement injuste. »
Gregory Bateson, citation n°9.
Extrait du film de Disney Alice au Pays des Merveilles (1951)
En anglais, papillon se dit butterfly, soit littéralement « mouche du beurre ». Dans la suite d’Alice au Pays des Merveilles, Lewis Carroll imagine une étrange créature : la mouche du pain et du beurre…
- « En train de ramper à vos pieds, dit le moucheron (Alice recula ses pieds, passablement effrayée), vous pouvez observer un spécimen de bread-and-butterfly. Ses ailes sont de fines couches de pain beurré, son corps est un quignon, et sa tête un morceau de sucre… »
- « Et de quoi se nourrit-il ? », dit Alice.
- « De thé léger avec de la crème. »
Une objection vint à l’esprit d’Alice…
- « Et s’il n’en trouve pas ? »
- « Dans ce cas, il succombe, évidemment. »
- « Mais cela doit arriver souvent », fit observer Alice, pensive.
- « Cela arrive toujours », répondit le moucheron.
Lewis Carroll, De l'autre coté du miroir (1871)
Gregory Bateson citait souvent ce passage d'Alice au Pays des Merveilles, afin d'illustrer la spécificité de l'explication cybernétique :
« L’explication de type cybernétique* est toujours négative. Nous examinons d’abord quels sont les événements qui auraient eu le plus de chances de se produire, pour nous demander ensuite pourquoi un grand nombre d’entre eux ne se sont pas réalisés, montrant ainsi que l’événement particulier étudié était l’un des rares à pouvoir se produire effectivement. L’exemple classique de ce type d’explication est la théorie de l’évolution qui repose sur la sélection naturelle. Selon cette théorie, les organismes qui, à la fois du point de vue physiologique et de celui de l’environnement, n’étaient pas « viables » n’ont, vraisemblablement, pas pu vivre assez pour se reproduire. Par conséquent, l’évolution aurait toujours sùivi les voies de la « viabilité ». Comme l’a si bien remarqué Lewis Carroll, cette théorie explique de façon assez satisfaisante pourquoi il n’y a pas, de nos jours, de bread-and-butterflies ».
G. Bateson, Explication cybernétique (1967)
Si Bateson aime tant la créature de Lewis Carroll, c'est qu'il y voit une allégorie des rapports entre métaphore et évolution biologique. De fait, toutes les espèces vivantes naissent de cette manière, par prolongement métaphorique d’une création initiale. Et cela finit toujours mal. Pourtant de cette création émane aussi une certaine justice…
« Nous vivons dans un monde curieusement paradoxal, dans lequel nous faisons de notre mieux. Vous savez, le monde est parfois une plaisanterie - parce que justement, les plaisanteries se trouvent entre les deux niveaux de Gestalt* [apprentissage et Évolution], les deux niveaux de configuration, et, lorsqu'ils se recoupent, nous rions, ou nous pleurons, ou faisons de l'art ou de la religion, ou devenons schizophrènes. Alors qu'allons nous faire? Mais la question n'est pas vraiment de faire quelque chose, naturellement. Je crois qu'il y a différentes sortes de mouvements. L'un des plus intéressants, c'est le mouvement que vous réalisez quand vous vous trouvez déchirés entre ces deux mondes de niveaux différents. C'est ridiculement confus, ridiculement injuste. »
G. Bateson, citation n°9 (voir accueil section Théologie)
L’injustice de mon enquête
Je fais une enquête sur la dimension homoérotique* de la sociabilité masculine yéménite.
Pourquoi donc ? Parce que je vois de l’homoérotisme, je n’y peux rien ! Et il y avait bien de quoi, au vu de ce qui s’était passé en 2003, que je n’ai raconté que ces toutes dernières années… [Je pense évidemment au double incident du 29 septembre et du 4 octobre 2003 - voir Le nœud de l’histoire, version de septembre 2022]. Peut-être je n’ai pas eu tout de suite la bonne réaction, à ce stade précoce de ma recherche, mais ce n’est pas moi qui ai inventé cette dimension homoérotique : elle était inhérente à la situation !
Je fais donc une enquête sur l’homoérotisme avec des financements, avec un permis de recherche, avec des Yéménites qui répondent à mes questions…
À un certain stade, je vois qu’il se passe des choses très graves sur mon terrain. Je me sens confusément coupable, et j’admets alors qu’il n’y a pas d’homoérotisme, qu’il s’agit probablement d’une illusion d’optique (d’où le choix du terme homoérotisme, c’était déjà implicite…). Je travaille dans cette direction, et j’aboutis à la conclusion qu’effectivement, c’était bien une illusion d’optique, l’effet d’une « ruse de Satan ».
Donc je décortique entièrement cette histoire, je la présente au monde académique… mais alors personne ne veut l’entendre. Et ce au moment-même où là-bas, les Yéménites se dressent contre la corruption, décident eux-mêmes de rompre avec ce petit jeu.
On me renvoie pointer à Pôle Emploi à l’âge de 33 ans, après quinze ans d’efforts (si on remonte à mes premiers pas dans l’apprentissage de l’arabe), et ce alors même qu’il commence à y avoir des attentats au sein de la société française ! Sur toutes les ondes radio on n’arrête pas de parler de l’islam, et bientôt aussi des questions de genre, Me too etc.. Mais on en parle comme des choses « là dehors » (out there)GB8, qui nous viennent de pays lointains, ou alors du plus profond de nos corps. Et moi je ne peux rien dire, je ne peux rien faire, je deviens inemployable nulle part. Et qu’ai-je fait pour cela ? Rien. J’ai simplement cru sincèrement aux hommes et aux institutions.
C'est ridiculement confus, ridiculement injuste.
Pourtant il y a une certaine justice. Je le comprends encore cinq ans plus tard quand arrivent les Gilets Jaunes, alors que là-bas le Régime s’est totalement effondré (décembre 2017)… Alors je rends public le nœud de l’histoire, et je deviens le bread-and-butterfly : celui qui a eu un rapport sexuel sur le terrain de sa recherche scientifique, ou qui doit se nourrir de thé au lait avec pour tête un morceau de sucre… Je suis l'anthropologue-musulman* : celui qui ne peut pas survivre, et qui survit pourtant ; dont la survie intellectuelle (à travers ce site) est en elle-même la première preuve de ce qu’il avance…
9 août 2023
Illustration de John Tenniel (1820-1914)
Accueil Théologie