D'où je parle
(12 mai 2022).
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Au-delà de ce livre particulier, il s'agit de qualifier ce phénomène du physicien qui donne son avis à la fin de sa carrière, et s'improvise devin de notre destin collectif. J'ai plutôt de la sympathie pour ce livre, et pour les scientifiques qui s'aventurent avec humilité dans le domaine des sciences humaines - je crois que c'est le cas ici. Par contre j'ai un gros problème avec l'écologie actuelle, où les ingénieurs me semblent jouer un rôle excessif, en se réclamant implicitement de ce prophétisme physicien.
Je situerai d'emblée d'où je parle, en citant Ibn Khaldoun (1332-1406) :
Le prestige d’une famille s’éteint au bout de quatre générations (abâ'). En effet, le glorieux fondateur connaît le prix de son œuvre et sait maintenir les vertus qui ont créé sa gloire et l’ont fait durer. Son fils procède directement de lui : il s’est instruit auprès de son père. Mais il ne vaut pas son père, parce que celui qui apprend par l’étude est inférieur à celui qui s’est formé par l’expérience. A la troisième génération, on se contente d’imiter et de se reposer sur le principe d’autorité (taqlîd). C’est le cas du petit-fils, qui est inférieur à son père, comme l‘aveugle traditionaliste (muqallid) l'est à celui qui exerce son effort de réflexion personnelle (mujtahid).
Ibn Khaldun, Discours sur l’histoire universelle : al-Muqaddima.
Traduit par V. Monteil. Paris: Sinbad, 1978, pp. 271-272.
Mon père Richard Planel (1948-1999), de même que mon grand-père maternel Julien Martelly (1912-2004), étaient tous deux physiciens. Tous deux arrivaient troisièmes dans des trajectoires familiales plutôt réussies - lignée de musiciens pour l'un, de militaires pour l'autre. Tous deux avaient raté de peu le concours de l'Ecole Normale Supérieure, ce qui ne les a pas empêchés de faire de brillantes carrières. Moi j'ai eu le concours assez facilement, j'ai voulu me réorienter vers les sciences sociales, et j'ai finalement échoué à devenir un scientifique. Le portrait par Ibn Khaldoun de l'arrière-petit-fils me colle assez bien - du moins la première phrase, la suite est à resituer dans l'époque médiévale :
L'arrière-petit-fils a perdu les qualités glorieuses de ses aïeux. Il les méprise, même, ne se doutant pas des efforts persévérants qui ont construit sa “maison”. Il croit que l’édifice de sa famille tient exclusivement, dès le début, à sa noble origine, et non aux efforts de son clan et aux qualités individuelles. Devant le respect qu’on lui accorde, il ignore les raisons premières qui l‘ont fait naître. Il croit que c’est la noblesse de son sang. Il tient ceux de son clan à distance, se croyant supérieur à eux. Il se croit né pour commander, sans penser aux vertus qui commandent l'obéissance : à savoir l’humilité et le respect pour leurs sentiments. Il méprise les siens qui, à leur tour, le méprisent et se révoltent. Ils lui enlèvent le pouvoir et le transfèrent à une autre famille, en accord avec leur esprit de clan, après s’être assurés des qualités du successeur. Celui-ci voit alors grandir sa famille, tandis que décline celle du fondateur, dont la « Maison » s'effondre.
Effectivement dans mon enfance, j'ignorais totalement ce que cela pouvait vouloir dire de travailler sa musique. À ma décharge, je grandissais dans un monde d'après le transistor, où la musique était une chose morte (par contraste avec le Montélimar des années 1900, où mon arrière grand-père était un charismatique chef de fanfare…). On me disait que j'avais l'oreille absolue, mais j'étais totalement mis à distance des conditions sociales minimum à l'épanouissement de ce don. De même pour la guerre, dont je n'avais aucune idée, c'étaient des choses dont on ne parlait même plus. J'étais incapable de me battre, mais s'il est une chose dont j'étais sûr - et sans bien savoir pourquoi - c'est que ce n'était pas de mon fait. Du coup, je n'avais même pas à m'excuser d'être bon à l'école, et je suis rentré à Normale Sup comme une lettre à la poste.
Après un double cursus de physique et de sciences sociales, je me suis épanoui intellectuellement sur un problème expérimental : l'homoérotisme associé à l'observateur occidental immergé dans la société yéménite, auquel j'ai consacré en tout une dizaine d'années. Dans cette recherche je transposais explicitement l'étude des phénomènes de transition de phase : j'avais face à moi une société apparemment clivée, selon une polarisation symbolique fortement sexualisée : Sanaa vs. Aden, virilité tribale vs. efféminement cosmopolite. J'ai passé plusieurs années à décortiquer mes interactions, à tenter de comprendre les paramètres de cette situation ethnographique, en mobilisant de manière souterraine des réflexes intellectuels tirés de la physique statistique (étude des gaz de spins, réseaux de neurones, etc.). Évidemment, je travaillais dans des conditions totalement artificielles : porteur d'un passeport et d'un permis de recherche, bénéficiaire d'un régime post-colonial corrompu, qui interdisait aux Yéménites de toucher le moindre de mes cheveux. Mais cela n'empêchait pas pour autant la rencontre, l'observation et l'échange intellectuel. Et peu à peu, j'ai fini par construire des raisons scientifiques de ne plus croire en cette supposée polarisation : j'affirmais qu'elle n'était qu'un artefact, produit par l'appareil de mesure… Quelques années avant 2011, c'était assez prémonitoire.
Bien sûr en arrière-plan, il y avait ma propre déstabilisation lors de mon premier terrain (voir notice de la section “comprendre”), dont je n'avais jamais eu honte même si j'ai toujours été pudique. Encore une fois, ce pouvait difficilement être de ma faute. En fait j'ai dû me construire des raisons intellectuelles d'avoir honte de cet incident, d'en faire un tabou à respecter, et de rentrer ainsi en religion. Donc mon histoire colle bien à la description d'Ibn Khaldoun : évidemment qu'au départ je n'avais aucune conscience. La grosse différence, c'est que je n'étais pas censé en avoir une! En tant que Français isolé au Yémen, et physicien reconverti aux sciences sociales, j'étais précisément là pour apprendre… Et si j'ai échoué à devenir scientifique, si j'ai dû renoncer à ces dix années de travail, c'est bien que ça bloquait ailleurs : quelque chose dans cette histoire qu'on ne voulait pas entendre. Bien que soigneusement distingués dans mon travail, la conjonction d'un succès scientifique et d'une conversion à l'islam ne passait simplement pas, pour des raisons qui n'ont plus grand chose à voir avec les Yéménites, plutôt avec le rapport au monde des Européens (musulmans ou pas). En abordant ce livre, c'est ce que j'espère clarifier.
Depuis longtemps je m'interroge, en même temps que sur mon propre destin, quant à l'universalité de cette règle Khaldounienne. En fait je me demande si l'Europe ne serait pas précisément cette contrée qui a su la faire mentir, par un système institutionnel et religieux interdisant le renouvellement périodique des noblesses. C'est ce que Norbert Elias appelait processus de civilisation : un processus séculaire de maîtrise des instincts, d'apprivoisement des désirs et de domestication des pulsions humaines les plus profondes. Système qui se définissait dans un rapport à l'Orient - pour l'Église comme pour les croisades de la noblesse, l'absolutisme et le colonialisme - mais l'ouvrage de 1939 insiste peu sur cet aspect. Écrit par un juif européen en exil, qui s'interroge sur le cataclysme en cours et ne tient pas à en découdre sur ce terrain avec l'obsession aryaniste du régime nazi, il sera reçu 40 ans plus tard par une science sociale qui s'épanouit dans le nouvel ordre post-colonial, après démantèlement obligé de l'institution Orientaliste…
Mais à mon père comme à mon grand-père, il manquait quelque chose, et je pense que tous les physiciens sont un peu des petits-fils au sens d'Ibn Khaldoun : qui ne comprennent plus l'assise de leurs super-pouvoirs, et qui manquent cruellement d'outils intellectuels réflexifs. François Roddier n'a pas la chance que j'ai eu, de quitter le bateau en pleine jeunesse. Il tente sur le tard de se situer dans le monde. Je suis certain qu'il essaie sincèrement.