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La distinction entre violence et brutalité
Première publication du texte de Jean Genet (Le Monde du 2 septembre 1977).
Violence = lorsque le geste coexiste avec une communication, perception et écoute, lorsqu'il s'inscrit dans une relation - ou comme dit le poète, lorsqu'il s'inscrit dans la vie :
Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l'oeuf, la fécondation de la femme, la naissance d'un enfant relèvent d'accusation de violence. Et personne ne met en cause l'enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé.
Brutalité = lorsque le geste s'inscrit au contraire dans une relation instrumentale à l'autre, lorsqu'il est aveugle et sourd, négation de la qualité d'homme ou de créature vivante :
l'architecture des HLM, la bureaucratie, le remplacement du mot -propre ou connu- par le chiffre, la priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse sur la lenteur des piétons, l'autorité de la machine sur l'homme qui la sert, la codification des lois prévalant sur la coutume, la progression numérique des peines, l'usage du secret empêchant une connaissance d'intérêt général, l'inutilité de la gifle dans les commissariats, le tutoiement policier envers qui a la peau brune, la courbette obséquieuse devant le pourboire et l'ironie ou la grossièreté s'il n'y a pas de pourboire, la marche au pas de l'oie, le bombardement d'Haïphong , la Rolls-Royce de quarante millions…
Si l'intuition de Jean Genet m'intéresse tant, c'est qu'elle offre un critère pour tracer les limites du processus mental* (voir glossaire) :
- Le geste s'inscrit-il dans une matrice de communication, dans l'épistémologie du vivant - ou l'écologie mentale comme l'appelle Gregory Bateson?
- Ou bien s'inscrit-il dans une épistémologie matérialiste (ou dualiste), qui ignore cette matrice?
Convoquons Gregory Bateson, pour bien comprendre la distinction entre ces deux épistémologies :
Lorsque je donne un coup de pied dans une pierre, je lui donne de l'énergie et elle se déplace grâce à celle-ci ; lorsque je donne un coup de pied à un chien, il est vrai que mon coup de pied a partiellement un effet newtonien : s'il est assez fort, il peut lancer le chien sur orbite - mais est-ce le fond de la question? Lorsque je donne un coup de pied à un chien, il réagit grâce à l'énergie que lui fournit son métabolisme; dans le « contrôle » de l'action par l'information, l'énergie est déjà disponible chez l'individu réagissant, avant même qu'il reçoive l'impact des événements.
Relativité de la distinction
Finalement, la distinction violence/brutalité est essentiellement une affaire de point de vue ou de contexte :
- chez l'auteur du geste : avec quel type de motivation ou de rationalité a-t-il agi?
- chez la victime : va-t-il recevoir le coup comme un défi (acte violent) ou comme une simple nuisance (acte brutal), à ignorer complètement.
- chez l'observateur, qui peut analyser la scène d'un point de vue cybernétique (écologie mentale), ou selon d'autres lectures “physico-chimique” ou assimilées - traitement anti-psychotique, traitement de la radicalisation, etc..
« Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage ». Souvent l'observateur fait partie du système en interaction : son analyse participe alors de la violence, ou de la brutalité…
Autrement dit, la distinction violence/brutalité n'est pas une distinction objective. D'ailleurs cette notion d'objectivité, l'écologie mentale permet justement de la contourner, d'une manière qui reste rigoureuse. En fait, la question de la violence est un terrain privilégié pour découvrir les subtilités de l'écologie mentale.
Violence et matrice monothéiste
Dans toutes les traditions monothéistes, la distinction entre violence et brutalité est centrale, mais elle s'énonce à travers l'opposition entre monothéïsme et idolâtrie.
« Que vaut-il mieux? Une multitude de divinités ou Dieu l’Unique, le Dominateur suprême? » Sourate de Joseph (Coran 12:39)
Dans le Coran comme dans la Bible, le polythéisme a pour corolaire inévitable la brutalité. Si nous croyons aujourd'hui en l'harmonie de la Nature, c'est qu'elle a été remise au gout du jour par le romantisme européen, via la science systématique, subventionnée par les monarchies absolues. Mais dans les traditions monothéistes, le monde est plutôt considéré par défaut comme divergent si ce n'est par l'intention du Créateur, relayée par la volonté du croyant. En fait le monothéisme est une pré-formulation de l'écologie mentale (ou bien l'inverse : la seconde une pâle resucée du premier…).
Toutes les traditions monothéistes sont d'accord là-dessus. Les divergences et les conflits viennent plutôt de la brutalité philosophique, la brutalité du logos, l'appréhension du monde par le langage et les “erreurs du concret mal placé”, qui mènent forcément à la zizanie. D'où le miracle d'une Parole faiseuse de paix : l'idée prend sens seulement sur ce fond-là.
Mais le logos étant indispensable au pouvoir politique : les différentes traditions monothéistes ont dû apprendre à cohabiter, s'influençant les unes les autres dans ce cheminement. Pour saisir l'épigenèse des traditions monothéïstes, l'histoire des idées est un lieu privilégié (voir section “Explorer”).
Disons pour résumer que, vis-à-vis de la matrice intellectuelle européenne, l'Islam occupe une position ambiguë, ni interne ni externe : plutôt la place d'une étoile voisine qui retient la lumière, mais qui a toujours été là. De sorte qu'on ne peut jamais dire avec certitude si la violence est dans l’œil de l'observateur ou dans l'acte lui-même. C'est ce qui rend particulièrement utile la distinction violence/brutalité, quand on s'intéresse à la violence islamiste et aux rapports Europe-islam.
« La violence d'un bourgeon qui éclate - contre toute attente et contre toute difficulté - nous émeut toujours », affirme Genet.
Vis-à-vis de l'irruption soudaine de l'islam au sein de la polémique judéo-chrétienne, il ne peut exister de position neutre. Et parmi les pré-conditions logiques du développement de l'Europe, il y a le refus de cette émotion.
Retour sur le texte de Genet
Je reprends à mon compte cette distinction, proposée par Jean Genet dans un contexte très différent du notre. 1977, c'est juste avant la Révolution Islamique en Iran, juste avant l'irruption du religieux dans le clivage idéologique de la guerre froide, qui allait frapper d'obsolescence certaines intuitions de Genet. Par exemple :
Nous devons à Andreas Baader, à Ulrike Meinhof, à Holger Meins, à Gudrun Ennslin et Jan-Carl Raspe, à la « RAF » en général de nous avoir fait comprendre, non seulement par des mots mais par leurs actions, hors de prison et dans les prisons, que la violence seule peut achever la brutalité des hommes. (…) La violence d'un bourgeon qui éclate - contre toute attente et contre toute difficulté - nous émeut toujours.
Une remarque ici […Genet tâtonne pour tracer une limite…] : la brutalité d'une irruption volcanique, celle d'une tempête, ou plus quotidienne celle d'un animal, n'appellent aucun jugement. La violence d'un bourgeon qui éclate - contre toute attente et contre toute difficulté - nous émeut toujours.
Le texte « Violence et brutalité » était une préface de Jean Genet aux Textes des prisonniers de la “fraction armée rouge” et dernières lettres d'Ulrike Meinhof (Maspéro 1977, disponible en ligne). Mais que deviennent ces affirmations, lorsque la violence révolutionnaire s'énonce dans un vocable islamique, se décolonise symboliquement de ses références (marxistes) européennes? Qu'en est-il de ces terroristes qui n'écrivent pas de livres? La violence islamiste est-elle une brutalité, lorsqu'elle prend pour cible des Européens, sans plus guère se préoccuper de la traduction??
Répondre par l'affirmative est une position morale confortable, qui a souvent été celle de la gauche marxiste : surtout depuis les années 1990 face à la violence islamiste sunnite, qui avait partie liée aux mujâhidîn d'Afghanistan et aux intérêts du bloc américain - c'est un fait historique. En fait la Gauche s'est laissée aveugler par ce fait historique, elle y a perdu son âme, et elle est devenue une force supplétive du libéralisme américain (voir mes considérations sur l'effet Villepin). Toute matérialiste qu'elle se prétende, la Gauche ne peut s'émanciper de son inscription dans la matrice monothéiste. C'est pourquoi aujourd'hui, elle en est réduite à s'agglutiner autour de quelques figures militantes. La prose sociologique tourne étrangement en rond, elle s'enferme avec complaisance dans une tautologie :
« On nous considère, nous et les gens qui habitons ces quartiers, comme des gens particulièrement violents. Mais la violence c’est quelque chose avec laquelle on vit 24 heures sur 24 quand on grandit dans ces quartiers-là. Est-ce qu’ils savent la violence des discriminations ? Est-ce qu’ils savent la violence des contrôles au faciès permanents ? Est-ce qu’ils savent la violence qu’on ressent du fait d’être constamment stigmatisés dans la pratique de notre foi ? Est-ce qu’ils savent la violence que ressent l’une de nos sœurs quand on lui demande d’ôter son voile pour rentrer dans un organisme ou dans un lieu public ? Tout ça c’est une violence absolue ! La violence vient d’en haut. C’est quelque chose qui nous réunit ici. C’est extrêmement dur d’être arabe, d’être noir, d’être musulman en France. C’est une réalité, pas une vue de l’esprit. C’est une vérité. Il y a une discrimination qui tend de plus en plus à ressembler à une ségrégation… Ce que nous vivons est extrêmement violent et nous avons trop longtemps parlé calmement de choses violentes. »
Intervention de Mohamed Bensaada, « Quartiers nord, quartiers forts », à la conférence du Printemps des quartiers, Marseille, 4 février 2012. [La citation ouvre l'ouvrage collectif L'épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires (PUF 2021), empruntée encore d'un autre ouvrage de sociologie de 2014].
Acculées par la contestation islamiste, les sciences sociales opposent une résistance structurelle à cette distinction nécessaire entre violence et brutalité. Mais l'affrontement Est-Ouest se reconstitue aujourd'hui sur d'autres bases, près d'un demi-siècle après ce texte de Genet. N'en déplaise à nos éditorialistes, la lecture “Les islamistes et Nous” n'a plus la cote. D'où l'idée de reprendre ce texte où nous l'avions laissé, pour redécouvrir ce qui s'est passé dans l'intervalle.
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18-19 mai 2022