Mes conversions à l’islam

Un anthropologue aux prises avec le dualisme.
16 avril 2023

(Page en accès libre au sein de atelier:islam)

Je m’appelle Vincent Planel. Je suis né en 1980, j’ai grandi à Antony dans une famille plutôt intello et privilégiée. Je me suis converti en 2007, à l’âge de 27 ans. Mais le vrai saut, c’était l’automne 2001.

Le vrai saut (2001-2003)

Au moments des attentats du 11 septembre j’étais en maîtrise de physique à l’École Normale Supérieure, mais je venais de découvrir le Yémen au mois de juillet, à l’occasion d’un stage linguistique d’arabe. J’avais déjà mon petit nom, Mansour, donné par ma prof d’arabe, alors j’ai décidé d’abandonner mes études de physique et de reprendre des études de sciences sociales (licence, maîtrise, DEA). En tant que Mansour, j’ai commencé à faire du terrain en 2003, trois mois par an. J’ai connu la déstabilisation que connaissent tous les anthropologues, le désarroi et la désocialisation. Mon travail sur le Yémen a rapidement englouti toute ma vie.

L’islam était déjà là à ce stade, bien que je ne l’appelais pas encore ainsi. J’avais en effet cette intuition très forte qu’en établissant avec des Arabes une forme camaraderie scientifique (d’où le choix de Taez), je serais en mesure de refonder la scientificité des sciences sociales (d’où le choix du Laboratoire de Sciences Sociales de l’ENS). Rétrospectivement, je reconnais là une formulation laïque de la double profession de foi (respectivement Muhammad rasûl Allâh et lâ ilâha illâ Allah) - et j’y croyais dur comme fer ! Bien sûr ça n’a pas marché, et je me suis retrouvé enlisé dans une étrange situation ethnographique, que j’ai mis beaucoup de temps à qualifier…

Un piège dualiste (2004-2007)

Dans ma subjectivité de cette période, l'intuition de l'islam s'appelle « homosexualité ». C'est cette intuition qui permet mon retour sur place, qui cause la polémique avec les Yéménites francophones, et me conduit finalement à ouvrir le thème de l'homoérotisme*.
Dans la pratique, j'alternais des périodes au Yémen où j’étais très entouré (parce que j’étais le Français de service, et tout le monde s’intéressait à moi), et des périodes studieuses d’écriture et de bibliothèque en France, où j’étais très isolé. Même sur place, je n’avais pas vraiment su réunir ces deux existences, matérielle et intellectuelle. Passée l’intensité émotionnelle du premier séjour, et malgré l'intérêt réel d'un certain nombre de personnes tout à fait intelligentes, j'évoluais en fait dans une superposition dualiste* (voir glossaire).

En 2007 je devais commencer à rédiger ma thèse, et bien sûr je voulais comprendre la nature de ce piège. Mais qui pouvait être témoin, si ce n'était Allah, de ce que je faisais à la fois sur le terrain et dans les bibliothèques? J’avais besoin de regarder en face la complaisance de mes rapports avec les Yéménites : je savais que seule la conversion pouvait m’en donner les moyens. Ma conversion, c’était pour rompre, et pour redevenir Vincent.

La foi en ma thèse (2008-2013)

Dans les premières années, ma foi musulmane était donc indissociable de mon travail de thèse. Pour continuer à travailler, j’avais besoin de croire en l’existence d’un « monde d’après », dans lequel j’aurais été anthropologue diplômé, me promenant librement dans la société yéménite, en recevant salaire. C’était le monde d’après, le monde de « quand j’aurai soutenu ma thèse »… C'est le principe du Paradis, dont on n'imagine jamais beaucoup plus que ce qu’on espère ici-bas… Mais là encore, Allah en a décidé autrement.

Je n’avais toujours pas soutenu en 2011, quand la ville que j'avais pris pour objet est entrée en révolution. J’ai vu tout de suite le rapport avec ma thèse, et le « monde d'après » a changé de sens : il fallait que j’écrive ma thèse, pour sauver la Révolution. Dans les laboratoires on ne me croyait pas, donc je n’ai pas écrit cette thèse. Et comme je n’ai pas écrit cette thèse, le Yémen a sombré dans le chaos.
C’est complètement mégalo, égocentrique, idolâtre*, je ne peux pas le nier. Mais il faut me comprendre : tout mon travail visait à établir l'unité de cette société. Et de fait l'année suivante (2015), dès l'entrée en guerre de la coalition arabe, mon « terrain » s'est trouvé traversé par une ligne de front.

Séjour psychiatrique sur l’île singulière (2014-2022)

En 2014, l’année où la guerre civile à commencé dans la Capitale, je suis parti me poser à Sète. J’ai un peu de famille là-bas, et surtout il y avait une importante communauté musulmane, surtout d’origine marocaine. Là d'une certaine manière, c’était une vraie conversion : contraint et forcé par les circonstances, j’étais prêt à faire complètement autre chose. Je m’en remettais à la communauté musulmane, un peu comme on s’en remet à un asile psychiatrique (voir « Un château à la campagne », ma lettre de décembre 2014 aux Yéménites francophones).
Mais finalement, je n’ai pas été un bon patient. Au cours de cette décennie, j’ai su qu’il se passait des choses à l’extérieur des murs (Attentats, Gilets Jaunes…), je n’ai pas pu en faire totalement abstraction. J’ai finalement quitté l’asile en 2022, en croyant toujours à l’importance de mon travail.

Telle est ma position aujourd’hui : je suis absolument persuadé d’écrire des choses décisives, mais je suis complètement déconnecté de la communauté académique, déconnecté aussi de ce qui se fait dans la communauté musulmane. Donc je ne fais que répéter en boucle mes obsessions, et cette situation dure depuis des années.

La morale de l'histoire

La morale de cette histoire est celle d’une conversion impossible. Je n’ai aucun doute d’être musulman en moi-même, mais au sens sociologique, l’intégration aux échanges d’une communauté, il est en fait impossible de me convertir. Il ne revient pas à la communauté académique d’entériner mon geste, et la communauté musulmane semble avoir autre chose à faire. Donc je reste dans la position du fou, celui auquel on ne peut rien demander, pour lequel « la plume a été suspendue ».1)
Soit, je continue d'écrire : de témoigner par la plume du bon comportement, de mes interlocuteurs, et du bon comportement de ma plume. Car seule une démarche ethnographique* pouvait mettre en évidence l'impossibilité dont je parle. Et sur la base de ce constat, bon nombre de problèmes contemporains pourront être reposés, le jour où Allah en décidera.

De toute façon, la guerre au Yémen semble bel et bien en cours de règlement ces jours-ci. Le « monde d’après » s’est fait attendre, mais peut-être arrivera-t-il finalement par surprise, comme une éclaircie inattendue, il suffira de prendre un billet d’avion.

Sanaa, le 14 avril 2023 (Khaled Abdullah/Reuters).

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1)
Hadith rapporté par Ibn Majâh.