Table des matières
Mansour
Vincent = auto-analyse sociologique
Mansour = ma condition sur le terrain
Qui m'a appelé Mansour?
Beaucoup s’imaginent que Mansour est mon nom de converti. Il n’en est rien. Houda Ayoub, légendaire prof d’arabe à l’Ecole Normale Supérieure, avait l’habitude de baptiser « Mansour » tous les Vincent qui passaient par son cours (selon une traduction des chrétiens d’Orient).
Quand je retourne au Yémen pour faire du terrain, je découvre l’intérêt d’avoir un prénom à peu près prononçable (la consonne « V » n'existe pas en arabe, pas plus que les voyelles nasalisées « IN » et « EN », donc les Yéménites entendent quelque chose comme « Fasa »).
Mansour, je l’associe au privilège du sociologue qui tombe du ciel avec son passeport occidental, auquel s’ouvrent chaque jour de nouvelles portes. Paradoxalement, je l’associe à une forme d’enfermement, de travestissement forcé, dont j’ai su m’extraire quelques années plus tard - précisément pour redevenir Vincent.
Mon identité sociale à Taez
Par nature, mon identité sociale à Taez se divise entre :
- une composante héritée, liée aux institutions de la modernité yéménite (telles qu'elles existaient à l'époque),
- une composante choisie, liée à mes “coups de foudre” et affinités choisies.
Cette division se prolonge dans ma socialisation au Hawdh - bien que j'aie constamment cherché à surmonter cet artefact - à travers le clivage entre le quartier de Ziad et les commerçants du carrefour (voir l'index des personnes).
Composante héritée
J'arrive à Taez porteur d'un permis de recherche, obtenu à Sanaa auprès du Centre des Études et des Recherches, sur parrainage du CEFAS (Centre Français d'Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa) - voir ci-contre. On remarquera la formulation insistant d'abord sur la “Direction de la Capitale”, et secondairement sur Taez (une recherche seulement sur Taez aurait été un casus belli).
Lorsque je pose le pied à Taez pour la première fois, le 31 juillet 2003 au soir, mon seul contact à Taez est Tarek Abbas, boursier yéménite et lecteur d'arabe en Seine Saint-Denis (nos lecteurs d'arabe à l'ENS sont plutôt originaires de Sanaa…). Tariq est en vacances avec sa famille, donc il me remet d'emblée aux bons soins de Taher al-Quadassi, son ancien camarade à l'Université de Taez, qui travaille comme secrétaire du Département de Français et comme assistant personnel auprès du Directeur (appointé par l'Ambassade de France dans le cadre des accords de coopération linguistique).
Je suis donc invité à m'installer dans les pantoufles du Directeur (alors en vacances en France), et les anciens du Département me promènent à tour de rôle comme la Reine d'Angleterre, sans que personne ne puisse m'accaparer à lui seul (ce petit cercle est un panier de crabe, qui se disputent des ressources très limitées…). Bien entendu, cette situation n'est pas compatible avec l'immersion ethnographique telle que tout anthropologue souhaite la mener, mais je n'ai aucun moyen à l'époque de m'émanciper de cette condition. C'est de Taher lui-même que je deviens le plus proche finalement dans cette période : une amitié qui durera toujours, ou du moins jusqu'à ces toutes dernières années.
De la captivité de mes anges gardiens francophones, je ne m'extirperai finalement qu'à travers mon “coup de foudre” pour Ziad (13-15 août 2003), au cours du mariage d'Abdulrahman Naji, un autre ancien du département, originaire du Hawdh al-Ashraf mais qui travaille à Aden. Bien sûr je n'étais pas tombé amoureux au hasard, et je l'ai toujours su au fond de moi, même s'il m'a fallu des années pour saisir à quel point (voir mon texte de 2018 : « Qui m'a conduit au Hawdh? »).
Composante choisie
Sans revenir ici sur le déroulement de ce premier terrain, et sur l'impasse de mon alliance avec Ziad (Printemps arabe dans un verre d'eau), on peut résumer notre lien par la photo ci-contre.
Les idoles de Ziad
La photo date du 31 mars 2006. Je suis arrivé en février pour un terrain de six mois, le premier dans le cadre de ma thèse, et bien décidé à renouer l'alliance avec Ziad. Il a accepté que je m'installe avec lui, mais en réalité à ce stade il n'est pas en position (pour nous surveiller, les notables locaux envoient leurs “mouchards” en permanence, et il n'est plus chez lui…). Un mois plus tard il a décidé de me chasser de son Royaume, le lendemain. C'est une répétition de ce qui s'est passé en 2003, et il sait probablement que je ne lui pardonnerai pas, alors Ziad m'offre ce dernier spectacle : la veille au soir, il a mis par terre le mur d'enceinte devant sa pièce, pour y élever des “idoles” préislamiques (asnam). Le matin il pose devant son œuvre et répond ironiquement à l'étonnement des passants, tandis que je le photographie.
Ce qui se joue dans ce comportement (une sorte de psychose_experimentale), je ne le comprends que très vaguement à l'époque. Et effectivement le lendemain, je vivrai sa décision comme une trahison. Renonçant à tout espoir de devenir fréquentable dans les milieux citadins (pro-régime), je me rabats alors sur le carrefour, sous le parrainage de mes amis commerçants (lotfi), pour une étude sur les boutades homoérotiques et la vulgarité. Je quitterai le pays à la fin du mois de juillet, sans avoir vraiment pu me réconcilier avec Ziad. Pourtant avec le recul, c'est Ziad qui m'a permis de prendre mon envol, et comme à chaque fois cela devient évident depuis la France.
D'où mon choix de cette photo pour faire mon site internet (dans le cadre d'une formation à l'université), en janvier 2007. Avec la mort de Nabil, la “blague” vient de prendre une tournure tragique, mais au fond je le savais déjà. L'engagement du sociologue, c'est d'aller se frotter à des situations difficiles (des pays pauvres, des zones de conflit…). En cela il comporte toujours une part de tragique assumé (cf “la_passion_du_social” dans la section “valoriser”).
Après 2007
Le « walad » de Ziad
Une autre anecdote, qui se déroule deux ans plus tard au cours de mon cinquième séjour, dans un tout autre contexte :
Yazid est assis sur la margelle en face de sa maison, en compagnie de son voisin mustafa, plus jeune que lui de cinq ou dix ans. Ils sont assis enlacés l'un avec l'autre, avec une certaine tendresse. Je passe devant eux en détournant le regard, et sans doute Yazid perçoit-il ma gêne.
- « Mansour! Approche… »
Il me regarde d'un air malin :
- « C'est Mustafa, c'est mon fiston (waladî°)! Toi tu es le fiston de qui? »
Je réponds sans hésiter :
- « Je suis le fiston de Ziad! »
- « Aiwa!», et il me tape dans la main…
L'anecdote se déroule probablement vers le mois de septembre1), et mon séjour se termine sur une sorte de cérémonie filmée, notre réconciliation générale (17 novembre 2008). Au cours de cet automne 2008, des mots seront mis progressivement sur la nature de ma relation avec Ziad, avec ce quartier et cette société plus généralement. Des mots qui m'obligent, qui m'élèvent et qui m'écrasent, jusqu'à aujourd'hui.
Bien entendu, Yazid n'aurait jamais joué ce jeu-là deux ans plus tôt. Ceux qui échangeaient des boutades avec moi à l'époque, le faisaient dans un tout autre esprit, pour la plupart. C'était l'époque où j'étais encore “Mansour”, le Français travesti en Yéménite.
En 2008 derrière Mansour, ils savent qu'il y a Vincent. Cet autre nom qu'ils ne savent toujours pas prononcer, mais ça n'a aucune importance. Et c'est précisément ce qu'ont toujours refusé d'entendre les sociologues de l'université, même quand je présentais ces mots avec la plus grande pudeur. Moi je ne les ai jamais oubliés.
Retour
Voir également : Le badge du Président
(sur mon rapport au Régime et les circonstances de mon ultime départ).