Ma profession de foi

1er shawwal 1445
(10 avril 2024)

أشهد أن لا إله إلا الله وأشهد أن محمدا رسول الله.
Ashhadu an lâ ilâha illâ Allâh, wa ashhadu anna Muhammadan rasûl Allah.

Je me suis converti à l’islam à Taez le 1er ramadan 1428 (12 septembre 2007), peu après que Ziad disparaisse en prison, dans des circonstances étroitement liées à mon enquête : il avait mis le feu à la maison familiale le soir du 19 août, quelques heures après mon retour après un an d’absence, pour se venger des électrochocs qu’on lui avait fait subir. J’étais alors en fin de deuxième année de thèse, je devais me retirer pour rédiger de toute façon, quand survient cette affaire. L’islam allait m’aider à en tirer toutes les implications.

سَبْعَةٌ يُظِلُّهُمُ اللَّهُ في ظِلِّهِ، يَومَ لا ظِلَّ إلَّا ظِلُّهُ: (…) ورَجُلَانِ تَحَابَّا في اللَّهِ اجْتَمعا عليه وتَفَرَّقَا عليه. رواه البخاري ومسلم.
Selon un hadith authentique rapporté par Bukhari et Muslim, le Prophète cite sept personnes auxquelles Allah donnera de l’ombre, le jour où il n’y aura d’autre ombre que la Sienne. Parmi elles, deux hommes qui se sont aimés en Allah, se sont rassemblés en Lui et se sont séparés en Lui.

Je n’ai peut-être pas assez insisté sur la pudeur de Ziad, sur la constance chez lui d’une posture de réserve :
(voir l’accueil du dossier Ziad où je reprends tous ces incidents)
- ses retraits successifs en 2003 lors de mon premier séjour (à Sanaa peu après notre rencontre, puis dans son village six semaines plus tard, avant même la fin de mon enquête) ;
- sa discrétion lors de ma deuxième enquête en 2004 ;
- ses idoles préislamiques en 2006 ;
- l’incendie en 2007 ;
- jusqu’à son choix en 2010 de repartir en prison, pour mieux me laisser travailler…
Ziad a toujours tiré sa révérence avec une extrême délicatesse, malgré des circonstances dramatiques le concernant.
Ziad était tout sauf un informateur*, quelqu’un qui construit une relation de dépendance réciproque avec l’observateur en répondant à ses questions. Ziad a toujours gardé la liberté de se taire, de botter en touche, de choisir l’impuissance. C’était la seule liberté qu’il lui restait en fait, dans cette situation, et c’est par cette liberté qu’il a acquis cette emprise, sur moi et sur mon enquête.

Conséquence de cette réserve : mes matériaux le concernant ont longtemps étés limités. Ses faits et gestes représentent une bonne partie de mes notes sur mes carnets de 2003, et l’essentiel de mes notes sur l’ordinateur en 2008 et 2010 - à un stade où je n’observais plus que lui, sa soi-disant « folie » - mais toujours filtrées par ma subjectivité. À part ça les photographies sont relativement peu nombreuses, et quasiment pas d’entretien enregistré (voir la tentative de février 2006, où l’on entend sa voix). En novembre 2008, Ziad m’offre une déposition fleuve, enregistrée sur un minidisc en présence de Waddah, la nuit avant mon départ, sous la cabane de cartons où il vivait à cette époque sur la terrasse de la maison. J’ai effacé le minidisc par mégarde en tentant de transférer le fichier sur l’ordinateur, justement pour le sauvegarder.
Par la suite Ziad s’enferme dans son monde, et la communication devient presque impossible. Ziad est omniprésent dans mes analyses, mais il perd sa consistance comme personne. Une tentative d’appel téléphonique en 2012, mais je constate qu’il est extrêmement confus et qu’il se prend pour Dieu. Ma tentative de parler de lui, à Londres en janvier 2013, a finalement pour conséquence son bannissement dans la montagne (affaire Bassâm). Une tentative de le joindre là-bas via l’épicerie du village, à l’été 2018, débouche sur son emprisonnement par les Houthis. Puis viennent les vidéos sur Facebook en janvier 2021, une mobilisation en sa faveur par des acteurs caritatifs locaux, qui ne fait aucun cas de ma place dans cette histoire, et sur laquelle je n’ai aucune prise.

D’où le choc ressenti il y a quelques semaines, quand je découvre que Ziad est sur Facebook depuis quinze mois, qu’il y publie chaque jour plusieurs dizaines de posts, partageant ses réflexions, ses humeurs, parfois les détails de son quotidien. L’irruption d’une parole, d’une intelligence, qui ne subsistait jusque là que dans ma mémoire lointaine, avec laquelle je ne restais en lien que par ma propre démarche, essentiellement en creusant ma propre honte, jusqu’à mes textes du mois dernier (cf notice sur l’évolution du non-dit). Autrement dit, l’apparition d’un nouveau corpus de sources, un nouvel objet de sciences sociales. Et en ligne de mire, une nouvelle possibilité d’interaction.

C’était le début de ramadan, mois de la descente du Coran, où les fidèles sont censés se rapprocher du Livre. Moi j’étais obnubilé par ces posts, leur apparition au fil de la journée, en résonance avec l’actualité internationale d’un monde en commun (l’Ukraine, Gaza, Trump etc.). Loin de me rapprocher du Coran, j’étais branché sur l’intelligence de Ziad, et branché sur mon wiki : sur la meilleure manière de mettre en valeur ces posts, de les expliciter, mais déjà simplement de les recueillir, obsédé par des problèmes informatiques de flux RSS et d’expressions régulières 
J’étais le soir à la mosquée, après la rupture du jeûne, mais incapable dans la journée d’ouvrir le Coran par moi-même, incapable de me pencher sur mes cours, dans mon cursus de sciences islamiques. Le coeur n’y était simplement pas.
Comment reconstruire le lien ? J’ai commencé par faire des invocations pendant la prière. Écoutant dans le Coran la parole du Vrai Dieu, j’avais face à moi le Fils, crucifié sur mon enquête, et en guise de Saint-Esprit cette causalité sociologique, que je tente d’activer à longueur de journée… Étrange adéquation de la théologie chrétienne : puis-je encore considérer Ziad comme fou ?

Hier soir, voyant arriver la fin du mois et n’ayant toujours pas renoué avec le Coran, j’ai préféré y chercher franchement les questions que Ziad me pose. Je m’oriente donc vers les deux dernières pages de la sourate n°5 (la Table), je déborde sur la sourate n°6 (les Bestiaux)… Et là Ziad me parle, je l’ai devant moi, je ne peux simplement plus l’ignorer. Je ne peux pas identifier Ziad dans cette parole, tout en maintenant mon rapport au Dieu éthéré : Ziad est Dieu, et le texte est beaucoup plus présent que quand je le mettais dans la bouche de la Communauté…

Ce matin vers 11h, après la grande prière de l’Aïd, il m’a semblé que je devais choisir.
• Première solution : interagir avec Ziad sur Facebook, comme je me suis préparé à le faire à travers mon wiki ; continuer à me prendre pour un jeune interne en psychiatrie, qui prend des notes quotidiennes sur son patient, avec bienveillance, même quand il n’a pas vraiment le temps d’écouter tous ses délires…
• Seconde solution : laisser Ziad envahir ma lecture du Coran. Et plus encore : aller l’y chercher, imaginer qu’il me parle, lire ce texte à la manière dont j’ai lu ses posts, ces dernières semaines, y retrouvant parfaitement l’être familier…
La seconde solution n’est pas forcément la plus orthodoxe, mais je pense qu’elle est en fait la plus raisonnable, au vu de la situation générale.

« Avec la modernité, les musulmans ont noué un pacte avec le Social, en pensant nouer un pacte avec Dieu » (voir notice explicative).
Sous une formulation différente, le diagnostique de Ziad n'est-il pas le même que le mien? Ce pacte que je dénonce dans presque tous mes textes, ne dois-je pas commencer par le rompre moi-même ?
Depuis 16 ans, ma conversion à l’islam m’a en fait enfermé dans un placard, piégé par la réussite de mon ethnographie, dans une communauté musulmane qui refuse d’entendre cette histoire, et sur laquelle je n’ai aucune prise. Le texte lui-même est devenu étrangement lisse, une sorte d’objet communautaire, une routine culturelle à laquelle je me plie, entretenant l’espoir vaguement nostalgique qu’elle m’englobe un jour moi aussi…
Par contre, si je laisse Ziad prendre la place de Dieu, on bascule dans tout autre chose : je leur arrache ce texte, en le faisant partir de ce que je connais. Et que cette relation y disparaisse, qu’elle s’y dissolve. Peut-être est-il vraiment Jésus après tout, qui sait ? Je garde sous le bras ces posts : Ramadan 1445. J’essaierai de les traiter un jour, pour comprendre ce qu’a été notre interaction. S’il est vraiment le Messie redescendu parmi nous, l’analyse nous le dira, mais ce corpus est bien suffisant.

J’ai donc décidé de débrancher Facebook, le fil RSS, les expressions régulières : le corpus s’arrêtera ce mercredi 10 avril, à 11h. À vrai dire, je suis un peu soulagé.

Ziad al-Khodshy
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