J'ai rencontré Ziad au cours du mariage d'un professeur de français, dont il était l'un des voisins. Frappé d'emblée par son intelligence, j'ai saisi toutes les occasions de discuter avec lui pendant les trois jours (13-15 août 2003), mais il finissait toujours par disparaître - pour ne pas porter ombrage au marié, je suppose aujourd'hui, car les convives scrutaient mes faits et gestes et le moindre de mes mouvements d'humeur. Depuis mon arrivée à Taez (le 31 juillet), j'étais toujours accompagné de Taher, le secrétaire personnel du Directeur du Département de Français de l'Université de Taez (dépêché par l'ambassade de France dans le cadre des accords de coopération linguistique), qui se voulait aussi mon ange-gardien. Le 16 août, je trouve un prétexte avec Taher pour repasser dans le quartier. Cette fois nous sommes d'emblée rabattus vers la pièce de Ziad, dans laquelle je pénètre pour la première fois. Ziad nous souhaite bienvenue avec effusion - à moi surtout - et il me fait assoir à sa gauche. Nous commençons à discuter à bâtons rompus. Ziad me regarde avec intensité et semble faire abstraction de Taher, mais il m'adresse régulièrement d'ardentes déclarations d'amour : « Mansour, je t'aime! Je t'aime! ». Taher finit par se retirer. D'autres prennent sa place, des jeunes du quartier de Ziad. Je suis adopté, Ziad est en terrain connu (pour quelques temps), et les déclarations d'amour se font moins pressantes.
Dans ces premières déclarations d'amour, ce qui se joue n'a évidemment rien à voir avec de l'homosexualité, et tout à voir avec une alliance d'enquête*. Ziad voit un étranger qui tente d'échapper à sa condition d'Occidental, et il décide de lui tendre la main, avec tous les risques que cela comporte. D'où l'intensité du regard. Presque à chaque instant, Ziad me scrute pour savoir si je suis conscient, si je vais être à la hauteur. C'est dans ces circonstances que ma première enquête a véritablement démarré, qu'il m'a été donné de faire mes premiers pas autonomes dans la société yéménite.
Assez rapidement, les discussions avec Ziad ont pris une certaine gravité, au-delà des mots. Ziad s'est finalement muré dans le silence, mais cette intensité du regard n'a jamais disparu. Même vingt ans plus tard, quand il nous arrive aujourd'hui d'échanger sur Whatsapp, les échanges ont cette même intensité. C'est pourquoi nous échangeons très peu.
Il y a deux histoires à raconter à cet endroit, lors de mon premier séjour, concernant l'exportation de l'ethnographie réflexive sur le terrain yéménite :
Il fait encore nuit noir, à l'aube du 4 octobre 2003, quand Waddah vient me réveiller depuis la porte de ma chambre, en appelant doucement mon nom : “Mansour (Vincent)! Mansour! Réveille-toi, je veux te poser une question…” Nous sommes à Sanaa la Capitale, dans une maison prêtée par un ami. Waddah et moi parlons depuis deux jours à bâtons rompus, de ce que j'ai vécu les deux mois précédents à Taez, dans le quartier de son enfance. Là il ne sait plus comment gérer, et il n'a pas dormi de la nuit. Alors il a décidé de me prendre au réveil, tandis que je me frotte les yeux : “Avec tes questions hier soir, est-ce que tu cherchais à établir une relation?” Factuellement la réponse est non, mais… Il y a un “mais”, parce que le “non” serait trop brutal. Parce que toutes mes relations se sont terminées un peu comme ça, je finis toujours par humilier mon interlocuteur, celui-là est le dernier, je ne peux pas me permettre de le perdre. Je prends la main de Waddah et l'entraine vers le salon.
Bien sûr, le genre académique exige qu'on raconte l'histoire d'un succès, et que certaines choses soient passées sous silence. Mais dès ce premier séjour, l'hypothèse était concevable que la méthode ethnographique soit simplement dysfonctionnelle sur le terrain yéménite : que la tenue du carnet de terrain ne suffise pas à ce que le processus converge, pour des raisons épistémologiques fondamentales, liées au positionnement des Yéménites face à l'enquêteur.
Comme j'entendais revenir - et même si la narration a posteriori comporte toujours une part d'auto-complaisance - j'ai tenu à assumer cette part d'échec dans mon premier mémoire. Je me suis adressé à Ziad (voir la dédicace de la première page), et il n'est en fait question que de ça dans la conclusion, derrière les considérations théoriques et méthodologiques.
Quelques années plus tard (2006), une fois surmontée la déstabilisation de ma vie personnelle, le thème transversal de l’homoérotisme* me permet de réorganiser mes analyses : homoérotisme, c’est-à-dire illusion d’homosexualité, c’est-à-dire perception, c’est-à-dire faux-semblants. Je n’ai jamais travaillé sur « l’homosexualité des Yéménites », ou sur « les Yéménites homosexuels ». Il y avait juste ce passage à l’acte irréparable, parce que survenu à un moment crucial : juste avant mon premier passage à l’écriture, dans mon premier arrachement au terrain. En gardant la mémoire de ce geste, en maintenant cette plaie ouverte, je gardais un pied dans le réel, conscience d’une chose essentielle, vers laquelle s’efforçait de tendre toute mon écriture. Un noeud dans le mouchoirGB.
Parallèlement, Ziad accumule les déboires professionnels et familiaux, finissant par devenir une sorte de derviche marginal. Le 19 août 2007, jour de mon retour à Taez après un an d'absence, il met le feu à la maison familiale, pour se venger des électrochocs qu'on lui a stupidement fait subir. Je me convertis à l'islam et me retire progressivement du pays, sur un pacte tacite avec le frère de Ziad (tout à fait à droite). J'ai l'espoir de revenir après avoir soutenu ma thèse, pour faire tout autre chose (croiser ethnographie et théologie musulmane). Démarche pour laquelle je reçois en 2009 l’encouragement du Prix Michel Seurat.
Or voici qu’en 2011, Taez prend soudain la tête d’une révolution… À cette date, cela fait huit ans que je décris, dans le langage des sciences sociales, une corruption diffuse au coeur des pratiques sociales, incluant la corruption des rapports avec l’étranger. Je nourris l'espoir que notre histoire va être enfin comprise, et le quiproquo d'octobre 2003 enfin dénoué.
Mais tandis que les Yéménites s'enlisent dans leur révolution, les sciences sociales retrouvent trop rapidement leurs certitudes : l'histoire s'est remise en marche, et la demande éditoriale n'a jamais été aussi forte… Avec mon histoire d'échec, c'est moi qui suis maintenant considéré comme fou. J'ai paraît-il un problème d’écriture, un blocage psychologique, en tous cas c’est un problème personnel. Là-bas Ziad déambule dans les rues, en annonçant pour Taez la venue prochaine du Jugement Dernier. Je finis par abandonner ma thèse et par m’installer à Sète, début 2014. La guerre finit par éclater un an plus tard, et la ligne de front s’installe d’emblée à Taez, dans l’entrée Est de la ville, à quelques centaines de mètres du « terrain » de mon enquête.
Depuis une dizaine d'années, du sein-même de la société française, je constate la débâcle de l'ordre intellectuel post-colonial*. Un ordre dont la pierre angulaire est l'accessibilité des terrains musulmans aux subjectivités européennes. Ou plus exactement, aux subjectivités européennes diplômées, les autres ayant d'autres priorité que de “communier avec la rive Sud” d'une communion toute symbolique, par delà la débâcle des projets politiques post-coloniaux. Depuis 2011, l'humanisme européen s'accroche à une vision du monde hors-sol, à un postulat devenu dysfonctionnel.
Le 4 décembre 2017, l’assassinat de l’ancien Président Saleh par ses alliés houthis marque l’effondrement définitif du Régime politique et épistémologique, qui régissait les rapports avec l’étranger depuis un demi-siècle. Considérant que ma pudeur n’a plus lieu d’être, je reprends l’écriture dans un style plus explicite. En commençant cette fois par le quiproquo, l'origine de notre honte partagée, je reconstruis peu à peu un monde en commun.
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