Résumé rédigé le 7 octobre 2007 à l'intention de Frédéric Joulian, un chercheur de l'EHESS-Marseille, à la fois anthropologue et ethologue, dont je suivais le séminaire à l'époque. Juste après ma conversion, octobre 2007 est une période de grande lucidité, une sorte de point culminant dans mon analyse : j'avais encore le nez braqué sur mon objet, qui se résolvait sous mes yeux miraculeusement, mais je n'étais pas encore déconcerté par les complications qui allaient surgir dès mon retour en France - voir Anticipation de mon retour en France (autre extrait de mon carnet dans la même période).
[Commentaires de 2023 entre crochets]
Bon, au fond avec Mustafa, s’il me regarde avec les yeux grands ouverts, en laissant tomber les barrières, c’est parce que je lui montre quelque chose du doigt. Il y a là un procédé de rhétorique hyper connu, et la religion c’est exactement ça : attraper l’assentiment des gens en parlant d’autre chose. Je me dis que je vais parler à Frédéric Joulian de ça, et qu’à coup sûr il va me sortir des références qui étayent cette idée. Il faudra d’abord que je lui donne mon plan pour qu’il comprenne mon projet. Bien sûr, c’est comme ça que je dois travailler maintenant : préparer un package qui explique simplement mon projet (sans fausse pudeur) et solliciter des gens qui m’orientent rapidement.
Ce que j’imagine Joulian va me sortir, c’est lié à la capacité à anticiper les représentations mentales de l’autre, par rapport à un mode plus fondamental, primitif, d’interaction. La religion est une organisation qui encourage les hommes à faire un usage modéré de ce second mode. « Ce que je vous raconte là me semble énorme, comme l’intuition du lien entre urbanisation et changement cognitifs que j’ai depuis longtemps, mais pourtant j’ai le sentiment qu’avec mes matériaux j’ai les moyens de le prouver. » Mais oui, je dois chopper Joulian, évidemment il va me suivre… Et je dois laisser tomber la fausse pudeur, exposer en mots précis ma démarche ainsi que les lacunes qu’il me reste à combler.
« A l’origine, il y a eu mon terrain de DEA en 2004, mené dans une situation de malaise profond (lié aux conséquences de mon terrain précédent), pendant laquelle j’essayais de reprendre pied en ayant recours à l’histoire sociale, mais où la question qui m’inquiétait était : qu’est-ce que ça veut dire ici d’être un « enculé »FV1 ? Encouragé à attaquer la question de front par les analyses de ma directrice (Jocelyne Dakhlia) sur une certaine « conception analytique de la passion » dans l’histoire culturelle arabe, je suis donc parti en thèse en 2005 sur une (double) problématique tournant autour de « l’homosexualité » dans l’urbanisation et l’histoire sociale yémenite [cf CR 2006 : Accueil du dossier]. J’ai découvert en 2006 certains rites de sociabilité propres à la vie urbaine dans une large mesure, consistant en des manœuvres de séduction et de défense face à la séduction, inscrites dans un talent oratoire spécialisé dans le registre de l’insulte sexuelle, qui recouvre certaines dispositions spécifiquement inculquées par la socialisation commerçante. A travers l’analyse de ces interactions et des configurations sociales qui les font advenir, je cherche à cerner un certain rapport à l’intimité et au désir, une certaine conception de l’individu, de l’identité, qui font la personnalité « trouble » du citadin dans le sens commun.
J’ai également fait des observations relatives à la gestion sociale des rapports d’influence entre individus, pour lesquels j’utilise la réflexivité d’enquête de Jeanne Favret-Saada en les traitant comme des « crises sorcellaires » de séduction. Il s’agit de relations « passionnelles » (c’est-à-dire il me semble) dans lesquelles il y a une ambiguïté sur le sens du rapport de domination, ce qui affecte l’un ou l’autre des protagonistes (malaise, humeur changeante, somatisations diverses). Dans cette situation les spectateurs sont attentifs au moindre symptôme et interprètent en permanence l’état du rapport d’influence : ils finissent toujours par se trouver enrôlés dans le jeu, par la logique même d’une sociabilité où la vie du collectif prime sur les relations personnelles, mais aussi simplement par un réflexe de pudeur de la part de(s) l’amant(s) affecté(s) qui cherche(nt) à « noyer le poisson » de ses (leurs) manœuvres.
C’est ce processus de « socialisation » des relations d’influence inter-individuelles qui justifie l’impression d’une « sorcellerie de la passion » : les rapports d’influence en viennent à se négocier socialement, se fixant sur des enjeux collectifs à la faveur des « raisons invoquées » par les « amants » (qui ne parleront jamais explicitement de leurs sentiments), l’enjeu devenant de plus en plus réel à mesure que s’impliquent des acteurs extérieurs à la relation [intuition confirmée en septembre 2008 par L'expedition à Hammam Kresh]. La crise de séduction vient ainsi « réveiller » des antagonismes sociaux, qui sont toujours suspectes de recouvrir des affaires passionnelles. [Cf la question de la microhistoire*. Après l'abandon du modèle d'Ising* l'année précédente, je retombe ici sur mes pieds, avec un modèle crédible des rapports micro/macro]
La question qui se pose alors est celle des bouleversements induits dans ce mécanisme par les représentations concurrentes de la passion et de la sexualité induites par « l’influence occidentale » [= la question fondamentale, dans laquelle je me suis noyé très vite après mon retour]. Cette réflexion est amorcée par un certain nombre d’ouvrages récents en anthropologie historique (Dakhlia, 2005), en histoire des idées (Massad 2007) ou en histoire littéraire (Najmabadi 2005, El-Rouayheb 2005, Andrews 2005) qui cherchent à cerner la genèse historique de la fameuse « schizophrénie » des sociétés arabes, ou encore des clichés sur la « paranoïa » du leader charismatique arabe [voir l'article « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique » (2007)]. Mon projet est de proposer une exploration ethnographique de cette même problématique, à partir de la manière dont a été négociée ma socialisation au cours de mon enquête (on peut voir là l’effet d’un certain « stigmate » associé à l’origine occidentale, avec lequel j’ai dû me débattre). L’analyse est nécessairement multisite en partie (juste un chapitre), parce que j’engage sur mon terrain des conceptions modernes de la sexualité et de « l’orientation sexuelle » (que je négocie parallèlement en France), dont il s’agit de saisir l’impact sur le terrain « dans les termes indigènes ». J’ai porté une attention particulière aux modifications de ma perception d’enquête induites par ma propre socialisation, en termes de légitimité ou de malaise, de réputation ou de statut social, ou en termes cognitifs (comment je me comporte dans l’interaction), couplée à une réflexion sur la manière dont ces caractéristiques temporaires me prédisposent à « m’entendre » avec tel ou tel profil d’informateur privilégié (profil associant posture face aux structures de parenté et positions dans le processus d’urbanisation et l’histoire sociale en général). Cette problématique renvoie aux réflexions de Bourdieu et Rabinow (1988) sur « qui sont les informateurs ? » : je tente de comprendre l’impact de cette « sélection » des informateurs par le jeu des « affinités » sur la perception que j’acquiers de la société, ainsi que le lien avec le problème de l’intellectualisme (Bourdieu 1972). Cette réflexion est rendue d’autant plus nécessaire que bon nombre de mes interlocuteurs dans l’enquête sont souvent tenus pour « un peu fou », et en particulier Zayd, le « héros » de mon enquête de maîtrise de 2003 qui a largement inspiré mes recherches ultérieures : il est depuis entré à l’hôpital psychiatrique, jusqu’à ce que la réussite de mon enquête lui permette de revenir à la raison. [donc pour moi à l'époque, le problème est en passe d'être réglé…]
Il faut dire que, confronté à certains paradoxes profonds liés à ma posture et à […passage non-rédigé : je suis retombé sur mes pieds par] ma conversion à l’Islam, qui transforme profondément ma perception ethnographique d’une manière qu’il me semble là encore important d’analyser.
Mais au-delà de ces considérations expérimentales, la plus grosse partie de ma thèse consiste à montrer combien l’observation de la construction sociale des masculinités permet d’expliquer micro-analytiquement un certain nombre de traits distinctifs de l’histoire sociale de Taez, ainsi que d’esquisser des liens de causalités sérieux entre crise économique et violence de genre. »
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