Un mail complaisant et creux, qui ne livre aucune des raisons réelles de ma présence sur ce carrefour - mais c'est une préfiguration de mon mémoire de DEA. J'imagine qu'il fallait donner des nouvelles.
À contraster avec le texte du lendemain, Ziad et moi, non envoyé celui-là, mais que je trouve assez lucide.
De: planel@clipper.ens.fr (Vincent Planel)
Objet: (Coll.) Moi et mon rond-point
Date: 31 août 2004 à 04:29:56 UTC+2
Chers tous,
Il y a presque un mois, je vous ai envoyé des nouvelles de Sanaa. J'y parlais d'un malaise que j'interprétais de manière un peu flottante : il fallait vous parler de l'Islam, et que de l'Islam, ou bien de la condition des femmes, non pas parce que j'en avais envie mais parce que la situation l'exigeait. Je cassais du sucre sur Libération (qui symbolise à mes yeux l'islamophobie bien pensante de mon milieu social) et vous accusais en quelque sorte de me gâcher le plaisir, de m'empêcher d'être épanoui au Yémen
Peu après, j'ai réalisé à quel point tout ça ne tenait pas debout : le
malaise était bien réel, mais il était profond. C'était le malaise de
vivre dans un pays qui me reste étranger, dans une ville que je connais
peu. C'était la sensation de claustrophobie qu'on ressent quand les
Yéménites se succèdent et se ressemblent, quand on n'a ni l'énergie ni les
moyens de faire voler en éclat ce petit rôle étroit qu'on réserve à l'hôte
occidental, choyé et respecté, à qui on dit toujours les mêmes choses et
qu'on observe comme une bête curieuse.
Au fond j'étais sujet à une déprime latente, sans oser me l'avouer tant
j'avais voulu retourner au Yémen. Alors je donnais sens, tant bien que
mal, à ce malaise qui m'empêchait de me lever le matin. Il en faut de la
volonté, parfois, et ça peut aider de se galvaniser : j'ai toujours
préféré me représenter en funambule du « Choc des Civilisations », plutôt
que d'être un paumé qui va faire le guignol chez des gens qui ne me
comprennent pas
Voilà, c'est tout. Passons à autre chose.
***
Il est minuit et demi. J'ai envie de ne pas me coucher trop tard ce soir : une longue journée, de nombreuses discussions. Je m'engage dans le petit passage qui mène à mon immeuble, sans avoir reconnu personne parmi les passants qui remontent l'avenue. J'entends mon nom dans mon dos, pourtant : « Mansour, Je peux te parler un instant ? » Je me retourne et je serre la main à un homme que je ne reconnais pas, et qui pourtant me parle comme si nous venions de nous quitter. Il m'explique, visiblement gêné, qu'il a un problème à l'entrejambes, qu'il doit aller voir un docteur « Mais je n'ose pas demander aux proches, j'ai honte. Est-ce que tu pourrais m'aider ? Même j'ai honte de te demander à toi » « D'accord, mais dis-moi, d'où est-ce que tu me connais ? » Il me répond : « Oh, c'est que je te vois toujours sur le rond-point » Je lui donne 100 rials : beaucoup plus que ce qu'on donne aux mendiants, beaucoup moins que le prix d'une consultation. Il me remercie pour mon aide : « Que Dieu te le rende, Mansour, Merci ! » De rien, je lui dis, et bonne nuit.
Cela fait deux semaines que je suis descendu à Ta'izz. J'ai maintenant une chambre au bord du rond-point, c'est agréable. J'aime de plus en plus ce lieu, où les gens se connaissent parfois sans se connaître, tout comme ils me connaissent sans me connaître. Je traverse la rue, papote avec Shakib qui ferme son épicerie. Depuis la table d'un restaurant, j'appelle Ahmed qui passait par là, je paye l'addition et nous discutons au bord du trottoir. Je remonte de l'autre coté du carrefour où Iyad et Moncef blaguent, entourés d'enfants. A chaque terrasse de café, des gens à qui j'ai déjà parlé, ou pas, je ne sais plus. Mais l'attention que chacun porte au Français m'aide à les fixer dans ma mémoire : celui-ci m'aborde en blaguant, celui-là m'observe avec étonnement, un autre est timide, curieux ou distant. Je n'ai qu'à m'asseoir, faire comme les gens, qui sont là, prendre un thé, regarder les voitures passer. Et le soupir de détente de l'après-qat.
Bien sûr, je suis moi aussi une personne du rond-point, peut-être même une personnalité. Lorsque je m'assois pour discuter avec quelqu'un, d'autres s'approchent, écoutent derrière nos épaules, se demandent d'où je viens, ce que je fais ici. Parfois je blague en disant que je fais partie des fous qui arpentent le rond-point en permanence, et dont les paroles égarées font les bons mots du moment. Certains d'entre eux, comme moi, ont un petit carnet sur lesquels ils marquent les phrases sans queue ni tête que leurs inspirent les rencontres. Car même les fous sont aussi un peu spectateurs.
Donc, je me sens bien sur ce rond-point. Mais ce n'est pas un miracle, par la magie du lieu. Comme l'année dernière, je constate que la vie sociale commence avec des points d'attache. Aux yeux de tous les hommes du rond-point, je suis le Français qui traîne le soir devant le magasin du Qadasi et qui va régulièrement faire un tour dans le quartier des Khodshy. On me situe, donc, mais il y a plus. Des histoires : Khaldun s'est tordu la jambe en faisant de la lutte avec Na'if ; ces jours-ci je comprends pas trop s'ils se font la gueule ou pas et Khaldun a pas la forme. Il y a aussi Ammar qui traîne devant son magasin avec les copains de sa promo de Chimie. Ils viennent d'être diplômés et sont en compétition pour un poste dans une usine de biscuits. Plus que quelques jours avant l'entretien final, moi je suis sur que c'est Mohamed Sharif qui va l'avoir : ce type est hyper fin et malin. Lui aussi il étudie les malades mentaux du rond-point, les paranos, les nerveux, ceux qui ont des tics.
Passée l'excitation des retrouvailles, j'ai plaisir à savoir que leur vie
continue, que Ziad fait sa première journée à son nouveau travail, que
Fuwwaz a démissionné de Mecca Cola, qu'Abdallah, au chômage, est toujours
aussi insouciant. Ces gens ne sont pas seulement des « contacts » : j'aime
savoir qu'ils sont là et suivre leur existence.
Peut-être c'est l'effet de l'ennui, de la fatigue d'être soi, mais au
Yémen on prend plaisir à regarder les autres vivre. Pour moi, ces
relations me donnent une contenance, au sens fort du terme. Ce sont elles
qui m'informent que je suis bien où je suis, et pourtant que je ne suis
pas seul au monde. Car bien sûr ces gens sont étrangers, bien sûr ils ne
me comprennent pas, et alors ? Est-ce que j'attends vraiment de mes amis
français qu'ils me « comprennent » ? Pourquoi ici cela m'angoisserait ? En
réalité je ne suis pas plus loin ici qu'ailleurs.
Voilà pour les considérations métaphysiques. Vous y croyez ou vous y croyez pas : l'important, c'est qu'en pratique ce genre de spéculations m'aident à savoir ce que je fais, comment m'y prendre pour réussir mon terrain.
Après une recherche localisée dans une pièce, un leader, une bande de
jeunes, j'étais un peu pris de panique à l'idée d'étudier le rond-point du
Hawdh. J'avais peur de m'y perdre, de m'éparpiller parmi tous ces milieux,
toutes ces classes, tous les mondes qui s'y croisent. J'ai passé quelques
longues après-midi à regarder le flot des voitures avec anxiété, sans
arriver à savoir ce que je cherchais. J'ai harcelé de questions mal posées
mes amis, impuissants à m'aider pour définir mon sujet.
En réalité personne n'a la clé du Hawdh : chacun y vient par lui-même avec
sa personne, ses pensées, le souci de ses proches et de ses amis. On y
prend les nouvelles du monde, on s'y observe, et on est prêt à donner son
avis, j'en suis sûr, dès lors qu'on sait à qui on parle ! Alors moi j'y
viens avec ma personne, de Français, de « chrétien », avec mes humeurs et
mes sourires, et les questions qui me retiennent au Yémen :
Les jeunes de ma maîtrise ont pris un an, mais la situation n'a pas bougé
d'un pouce. Les mendiants, les fous et les vendeurs de chewing-gum, les
journaliers qui dorment sur des cartons et les jeunes sans le sou : tout
autour de ce rond-point converge pour dire que ça ne va pas, qu'après dix
ans de crise la précarité n'épargne plus personne.
J'ai passé l'été dernier avec des jeunes chômeurs qui faisaient comme si
de rien n'était, qui m'ont presque fait oublier les trottoirs défoncés et
les enseignes délabrées. Cette année à l'inverse, je suis à la recherche
d'une conscience collective. Je voudrais voir l'allure que prend la crise
dans la tête des gens.
Je ne sais pas trop ce que je raconte dans ce mail. C'est un peu décousu et ça n'a rien de sociologique. Ce soir pourtant, je ne sais pas pourquoi, j'ai foi dans ce que je fais. C'est dans la durée que l'ethnographie prend tout son sens, et depuis quelques jours je me sens concerné par ce que j'étudie. J'ai l'impression bizarre d'observer d'autres moi-même, des gens qui cherchent le sens de cette crise, entre autre. Des gens qui ne sont pas plus le Yémen que je ne suis la France, mais qui sortent simplement prendre un thé sur les bords du rond-point.