8 octobre 2024 (premier jet)
C’est sans doute l’Article Premier de ma méthode, d’abord comme anthropologue, puis comme musulman, et finalement comme anthropologue-musulman*.
Mais je voudrais d’emblée traduire en termes batesoniens* : c’est croire en la présence d’une certaine forme d’intelligence, dans la Communauté comme en chacun de ses membres, une dimension mentale* des comportements collectifs et individuels, qui échappe structurellement à l’intelligence des musulmans diplômés*.
Croire en l’intelligence des musulmans, ce n’est donc pas avoir foi en la capacité des musulmans à avoir « comme les autres » des bonnes notes à l’école, à intégrer des universités prestigieuses « comme les autres », à obtenir des Prix Nobels, etc.. Notre problème vient précisément de cette déformation, inhérente à la vision du monde des musulmans diplômés (en fait des diplômés en général, mais les musulmans devraient être immunisés de mon point de vue). Il existe en effet une bêtise spécifique générée par l’éducation supérieure de masse, dont nous constatons les effets dans toutes les sociétés développées, mais beaucoup moins dans les sociétés musulmanes. Or les musulmans occidentaux ne semblent pas, à ce jour, s’être positionnés consciemment face au problème.
Pour faire comprendre en quoi consiste cette dimension mentale au sens de Bateson, cette « mentalité » des phénomènes qui nous entourent, je mentionnerai plusieurs exemples (déjà longuement évoqués sur ce site).
Exemple n°1 : La scène de l’incendie (19 août 2007).
Le soir de mon retour pour un quatrième séjour, Ziad met le feu à sa maison, et toute la société du Hawdh al-Ashraf fait semblant de ne pas avoir vu la coïncidence. C’est le point culminant de mon « terrain » yéménite, dans une société urbaine et anonyme dont mes analyses jusque là supposaient la désunion. Ce moment de vérité trahit dans cette société une « mentalité » jusque là insoupçonnée, qui n’apparaîtra au grand jour qu’en 2011 - mais dont j’avais en fait déjà pris acte quatre ans plus tôt (par mon geste d’octobre 2003).
« La lettre qu'on n'écrit pas, les excuses qu'on ne présente pas, la nourriture qu'on ne donne pas au chat (…) parce que zéro, en contexte, peut être significatif. » Gregory Bateson (citation n°1)
Exemple n°2 : L’affaire Merah (mars 2012).
Un jeune Français se met brusquement à tuer d’autres Français, alors même qu’il était sous surveillance rapprochée des services de l’État. Le patron du renseignement (Bernard Squarcini) parle alors d’un « loup solitaire », et maintient cette version des faits face au Ministre de l’Intérieur suivant (Manuel Valls), qui rêve de devenir Président et qui commence à inventer des « réseaux djihadistes » imaginaires, avec les résultats que l’on sait…
L’histoire se souviendra de l’incapacité collective des musulmans diplômés, sous le quinquennat pourtant favorable de François Hollande, à formuler la responsabilité de l’État sans verser dans la théorie du complot (alors même que cette responsabilité était parfaitement admise en interne, dans les rapports parlementaires, ou devant les cours administratives). Parce que les musulmans diplômés restaient solidaires de leurs institutions, et des erreurs de réification* associées, un peu à tous les niveaux de la société française, il n’a jamais été possible de pointer le phénomène mental élémentaire qui explique cette regrettable affaire.
D'après un hadith rapporté par Al-Bûkhârî : « Celui qui respecte les limites d'Allah et celui qui les transgresse, tous sont sur le même bateau : certains se sont retrouvés sur la partie supérieure, les autres dans la partie inférieure, et quand les seconds veulent chercher de l'eau, ils doivent constamment passer devant les premiers. Mais voilà qu'ils ont une idée : “Si nous faisions un trou dans la coque, pour ne plus les déranger et prendre l'eau directement?…” Si les gens d’en haut les laissent faire, ils périront tous, tandis que s'ils les en empêchent, tous seront sauvés. » Si les musulmans diplômés n'apprennent pas à « respecter les limites d'Allah » depuis la position qui est la leur, la séquence terroriste du quinquennat Hollande ne doit pas nous étonner.
Exemple n°3 : L’union des musulmans (billet du 3 février 2011)
On entend souvent dire : « Il faudrait que les musulmans soient unis… ». Or je crois qu’ils le sont déjà : dans le silence, dans la pudeur, dans la retenue. Cette union-là fait extrêmement peur, elle est extrêmement impressionnante de l’extérieur, et tous les responsables l’ont en permanence à l’esprit.
Telle est la situation de base, et les problèmes commencent quand on veut en faire abstraction (par exemple à travers le terme « islamophobie »…). C’est là typiquement un défaut de musulmans diplômés. Car les musulmans non-diplômés, par rapport aux non-diplômés non-musulmans, savent très bien qu’ils sont avantagés. Cette conscience est émoussée par contre chez les musulmans diplômés - surtout depuis 2011, qui leur a fait perdre le Nord…
Jusqu’à 2011, les sociétés arabes étaient soudées derrière leurs leaders, par la conscience d’une « mentalité » immanente au système Occidental, dont la crainte remontait à l’époque coloniale. Cette crainte s’est dissipée peu à peu avec la scolarisation de masse, et face au déclin évident des élites occidentales, au point que les Moubarak, Ben Ali et consorts, ont finit par apparaître comme des manipulateurs…
À présent, les musulmans diplômés doivent se considérer eux-mêmes comme des manipulateurs. C’est l’étape suivante indispensable, logiquement nécessaire - sauf que spirituellement, ils n’y sont pas du tout préparés. Cette transition est psychiquement très difficile, surtout si elle est individuelle, et personne ne peut vraiment les y contraindre. Elle est vécue par les exilés, à travers la culpabilité du demandeur d’asile, pas par les musulmans diplômés de deuxième ou troisième génération. Ceux-là trouvent donc du sens ailleurs : soit dans l’investissement strictement communautaire, soit dans un militantisme échevelé, et éventuellement dans une combinaison des deux… Se révèle alors la seule « union » concevable, face à la crise de Gaza - mais c’est une union totalement contre-productive, et qui prend plutôt en otage les Palestiniens. En tant que musulmans occidentaux, les diplômés doivent prendre en considération la précarité géopolitique réelle de l’État d’Israël, et en fait de l’Occident plus généralement, face aux recompositions à l’œuvre depuis 2011. Sauf que leur angle-mort, depuis 2011, réside précisément là…
Une démarche salutaire, dans ce contexte bien particulier, consiste à mettre en évidence la mauvaise foi constitutive du musulman diplômé : la problématiser de manière constructive, en tant que ressource d’élévation politique et spirituelle. C’est ce que j’ai commencé à faire à travers ce site, depuis 2017 : d’abord instinctivement à partir de ma propre histoire, et plus récemment par des propositions théologiques, une « méthodologie coranique »* dénuée d’anti-intellectualisme. Car c’est la seule manière en fait d’être un musulman responsable : mettre l’intelligence des musulmans au centre du jeu, à travers la position nécessairement ambiguë du musulman diplômé - plutôt que souffler sur les braises, par la victimisation et les théories du complot, en imaginant l’intelligence là où elle n’est pas.