Sur l'accueil du wiki du 15 juin au 30 août 2024 (version archivée).

Le bulletin de 2017

Antony, le 15 juin 2024

En mai 2017, j’ai voté contre Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle. Quelques mois plus tard j’ai mis en ligne les chapitres de ma thèse, abandonnée quatre ans plus tôt, et je me suis remis à écrire. L’infrastructure wiki est venue plus tard (janvier 2022), mais c’est l’origine de ce site.

Ma thèse initiale portait sur la sociabilité masculine dans un quartier central d’une ville yéménite, Taez, observée dans les années 2000. La ville était entrée en révolution en 2011, pendant que je rédigeais encore. En 2013 quand j’ai jeté l’éponge, le pays n’avait pas encore basculé dans la guerre, et je ne voulais pas croire que cela arriverait un jour. À mes yeux, c’étaient des balivernes d’experts en sciences politiques, jouant les Cassandre pour se faire mousser. La guerre est pourtant venue en 2015. La ville a été soumise à un blocus, traversée par une ligne de front. La société est partie, seuls sont restés là-bas mes interlocuteurs. Le quartier de mon enquête est entré dans un coma profond.

Le carrefour de Hawdh al-Ashraf (août 2016)

Pour ma part, j’avais voulu m’installer à Sète début 2014. Dans cette ville où j’avais un peu de famille, j’entendais vivre loin des sciences sociales, auprès de Français musulmans ordinaires. Mais en mai 2017, j’ai compris que cette communauté ne sera jamais la mienne, ayant constaté son ultime indifférence à l’égard de mon histoire, de ma démarche, des personnes auxquelles je reste lié là-bas. Ce que je dis de la guerre, et de ses raisons profondes, ne colle pas avec ce que cette communauté veut penser d’elle-même : une solidarité avec les Yéménites uniquement de principe, abstraite et religieuse (exactement comme avec Gaza aujourd’hui). Or un tel nombrilisme communautaire n’a rien à voir avec l’islam. Le bulletin « LE PEN » placé dans l’urne, ce fut ma déclaration d’indépendance.

Depuis cette date, à travers ce site, je tâtonne vers une autre articulation entre islam et sciences sociales, dans laquelle notre histoire pourra trouver sa place.
Dans la section « Comprendre », je documente la manière dont je suis devenu musulman à travers la pratique des sciences sociales, tout en restant absolument fidèle à la neutralité laïque de ma méthodologie. Je développe les circonstances de mon premier passage à l’écriture sociologique (octobre 2003 / juin 2004), puis le rôle de mes interlocuteurs (Ziad / Yazid) dans les circonstances de mon retrait (2007 / 2010), qui explique la configuration de nos rapports jusqu’à aujourd’hui.
Dans la section « Explorer », j'étaie cette lecture en m’aventurant dans l’histoire du monde et l’histoire des idées. J’essaie d'en ressaisir le caractère organique, en lien avec une anthropologie monothéiste.
Dans la section « Valoriser », je propose des applications à la société française.

Fin 2018, ce chantier a été suspendu par l’irruption du mouvement Gilet Jaune, dont je me suis fait le secrétaire d’AG sur Sète et ses environs, pendant environ six mois (sans jamais embêter personne avec le Yémen…).
Les six mois suivants, de juillet à décembre 2019, j’ai fait la même chose dans le mouvement citoyen Alternative Sétoise, sociologiquement un peu plus « bobo », en vue des élections municipales. Quand le Parti Communiste local nous a imposé sa tutelle, fort de son ancrage historique et militant, j’ai en fait été ravi de rentrer dans le rang. Enfin sociologue dans mon propre pays, j’ai voulu croire en la capacité de la Gauche à se renouveler, en faisant circuler la parole et l’interpellation, et j’ai continué d’y contribuer dans différentes commissions. J’ai tellement rempli le wiki avec la parole des autres, notre informaticien en a été touché : il m’aidera par la suite à mettre sur pieds mon propre wiki…

Logo de l'Alternative, conçu par le camarade Nico (j'ai juste modifié le cerf-volant…).

Mais précisément parce que j’écrivais trop, j’écoutais trop, parce que j’étais trop sociologue, les cadres du mouvement m’ont toujours vu comme un élément ingérable, « ennemi de l’intérieur » potentiellement. Et malgré le bonheur de renouer avec mon milieu d’origine, je suis resté poursuivi par la figure du « fasciste-musulman » : celui qui comprend tout ce qu’on dit, mais qui conserve sa foi, on ne sait pas très bien comment… J’ai eu beau expliquer mon histoire, ma conférence gesticulée n’était pas compréhensible, trop lointaine et contre-intuitive : mon intégration à ce mouvement n’était pas possible. Peu à peu je me suis tourné vers la théologie musulmane, et j’ai fini par quitter Sète.

En ce mois de juin 2024, je livre cette histoire à réflexion. Il est peut-être temps d’admettre que le « fascisme musulman » existe d’abord dans le regard du Peuple de Gauche. La Droite n’a pas besoin de cette figure, elle qui cohabite avec l’élément catholique ; seule la Gauche en a besoin, pour nommer ce qui la dépasse. Après quoi elle la refoule, comme chez la gauche insoumise (« Tous les musulmans sont nos amis ») ; elle l’exhibe jusqu’à l’obsession, comme chez un Manuel Valls (« Merah n’était pas un loup solitaire »)1), ou toute solution intermédiaire. Dans tous les cas cette figure est structurante, organise les institutions et les clivages partisans, impose surtout l’existence d’un « bloc fasciste » réel, objectif et univoque, rassemblant tout ce qui n’est pas « Nous ».

Depuis l’étouffement des Gilets Jaunes et l’échec d’Alternative Sétoise, l’écriture que je pratique s’inscrit à l’évidence dans le bavardage exponentiel. Assez isolé socialement, je me laisse moi-aussi pénétrer par les mots des autres, qui influencent mes états d’âme et mes préoccupations. Sur ce simple bulletin « Marine Le Pen », glissé dans l’urne en mai 2017 à l’école maternelle du Château Vert, j’ai dû écrire des dizaines de milliers de pages. Sans qu’à aucun moment, on m’offre la moindre perspective de réinsertion professionnelle, de présentation en séminaire, ou de retour vers l’institution. Sans qu’à mes partenaires au Yémen, on n’envoie le moindre signe d’amitié, ou de solidarité communautaire. Pas si simple d’être un musulman sociologue, un musulman engagé, fut-ce par son silence.
Sur ce site, je cherche une écriture qui me ramène à l’essentiel. Quitte à incarner cette figure du « musulman-fasciste », pour que les institutions retrouvent leur boussole : lui donner un contenu tangible, théologiquement défini. Il n’y a pas d’autre solution.

Journal juin 2024

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