Au printemps 1996 j’avais quinze ans, j’étais aux Etats-Unis pour apprendre l’anglais. Ma correspondante m’a emmené à un concert d’Ani Difranco, j’ai ramené en France quelques disques. Ma grande sœur était partie de la maison à peu près dans cette période. Elle a en quelque sorte pris sa place, et je suis rapidement devenu addict de cette voix.
Explications sur la gamme tempérée (section Explorer).
En fait je crois qu'un aspect décisif, pour mon oreille, a été qu’Ani Difranco n’a aucune formation musicale savante. Certes, sa musique s’inscrit dans la gamme tempérée, qui encadre toute la musique européenne depuis le XVIIe siècle. Ani ne va pas chercher dans les quarts de ton de la musique pré-moderne, orientale, ou des musiques klezmer juives ashkénazes. Rien de tout ça : Ani ne joue que des « sol » des « mi » et des « la ». Mais si on lui dit « C’est en sol! » (comme Prince lui a dit un jour…), elle ne sait quoi faire de cette information.
Ani hérite donc du cadre de la gamme tempérée, sans en connaître les clés. Et de toute manière, toute transposition serait impraticable, vu qu’elle travaille sur des guitares dont elle a modifié la hauteur des cordes par rapport à l’accordage standard (Mi, La, Ré, Sol, Si, Mi).
Donc derrière la simplicité apparente de l’accompagnement, chaque chanson accueille des dissonances particulières. Cet aspect a probablement joué un rôle décisif dans mon attachement quasi-exclusif à cette artiste. Une empreinte originale, qui la démarque de tout ce que peut produire la musique industrielle standardisée. En ce sens, c’est peut-être une musique juive.
Pas dans un sens culturaliste : j’ai dit qu’Ani ne faisait pas dans la musique Klezmer. Je qualifie cette production de « juive » dans un sens anthropologique plus fondamental, au sens d’une position dans la matrice monothéiste*. C’est une production totalement prise dans la culture occidentale, et qui trouve pourtant des chemins de traverse.
Le rapport que j’entretiens moi-même à cette musique « juive » est tout aussi structurel. Dans cette période de ma vie, entre 16 et 27 ans, je me suis accroché à cette musique comme à une corde : une corde tombée du ciel, ne ressemblant à rien de ce que j’avais dans ma propre famille, et dont je pressentais qu’elle pouvait m’emmener quelque part…
Je précise que la poésie d’Ani Difranco ne contient aucune référence explicite au judaïsme ou à la judéïté, tout au plus aux valeurs du socialisme (c'est peut-être équivalent dans le contexte américain…). Sa seule communauté d’appartenance, c’est celle de la musique et celle du progressisme. Éloquente à cet égard est la chanson Paradigm (2005). Dans l’ensemble de sa discographie, c'est la seule allusion aux origines de ses parents (« italienne et juive-américaine », d’après certains sites) : « Je suis née de deux immigrants qui savaient pourquoi ils étaient là ». Point. Tout le reste de la chanson parle de citoyenneté.
La chanson Paradigm, chantée à Paris en octobre 2007.
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Bien sûr dans le contexte américain, une telle célébration des idéaux socialistes peut être vue comme un marqueur sociologique : le socialisme est considéré peu ou prou comme une minorité religieuse. C’était le sous-texte de toutes ces chansons sur l’Amérique des années George W. Bush, que j’ai toujours écouté avec des oreilles françaises, comme si elles émanaient de la tradition majoritaire - « républicaine » dans notre sens à nous - alors qu’elles émanaient spécifiquement du camps démocrate.
C'était aussi le sous-texte de cette phrase curieuse où la chanson culmine : « Il y a un paradoxe dans tout paradigme ». Proclamation d’un démocratisme épistémologique, que je n’ai jamais songé à associer au judaïsme. C’était pourtant self-evident.
En quoi ce rapport à la gamme tempérée a pu représenter pour moi une échelle tombée du ciel, et l'indice d'une issue possible? Ce sera plus clair en évoquant l'histoire de ma famille.
Mon grand-père paternel, Robert Planel, était un compositeur français d’origine modeste, né à Montélimar en 1908. Il a surtout composé dans l’entre-deux-guerres, et consacré le reste de sa vie à une carrière administrative dans la haute fonction publique, pour y développer la politique des conservatoires municipaux. L’idéal politique de mon grand-père, dans la période des Trente Glorieuses, était de doter tous les enfants de France des rudiments de l’harmonie. Cette conception très scolaire du conservatoire, axée sur l’acquisition de la théorie musicale, fut ringardisée dès les années 1970 par une conception plus libertaire, qui prétendait démocratiser « l’expression artistique ».
Quoi qu’il en soit, mon grand-père ne tenait pas à ce que ses propres enfants deviennent musiciens. La mélodie française lui avait permis de s’exprimer avant la guerre, dans un monde qu’il savait révolu, et il ne croyait pas aux avant-gardes de la musique atonale. Aussi les poussa-t-il à faire tout autre chose. C’est ainsi que mon père est devenu physicien, et qu’il est finalement tombé dans les bras de ma mère, elle-même fille de physicien. Pour sa part, mon grand-père maternel était issu d’un milieu de militaires très catholiques, dont il s’éloigna en partie sous l’influence de son directeur de thèse Frédéric Joliot, un physicien notoirement communiste. Il faudrait évoquer aussi l’influence de mes grands-mères, proche du catholicisme social côté maternel, et protestante côté paternel.
De cette histoire familiale résumée ici à grands traits, une caractéristique anthropologique ressort : l’enfermement dans des paradigmes. Chacun de mes deux grands-pères a consacré sa vie à un paradigme, sans jamais l’aborder en tant que paradoxe : ils n’en avaient simplement pas les moyens.
De ces enfermements découlent toutes les névroses familiales, l’équation insoluble de la masculinité, dont il m’a fallu faire l'archéologie* en marge de mon enquête. Enfant, j’étais peut-être un virtuose de l’institution scolaire, mais j’en étais totalement captif. Malgré tout le « capital culturel » dont ma famille m’avait doté, j’étais bien incapable de dominer ces savoirs scolaires, d'en tirer une perspective incarnée sur le monde, ménageant la possibilité d’une sexualité durable (voir la chanson Puddle Dive).
Telle est la condition anthropologique de l’Europe*, qui explique aussi sa violence. Une condition difficile à saisir de l’extérieur, qui demeure opaque depuis les mondes non-européens (mais dont l’Islam a toujours su s’accommoder, contrairement à ce que suggère le courant dit « décolonial »*).
Comme beaucoup d’adolescents, j’avais les antennes braquées sur la production musicale. Chaque semaine j’empruntais à la médiathèque une dizaine de CDs, pour sélectionner jalousement quelques artistes, définissant ainsi ma vision du monde (ou plutôt son audition). Mais vers le printemps 1996, Ani Difranco arrive dans ma bibliothèque, rafle d'emblée la plus grande part de mon temps d'écoute. Une position quasi-monopolistique, qu'elle conservera jusqu'à ma conversion à l'islam dix ans plus tard.
Canon est un best of des meilleures chansons d'Ani Difranco, sorti en 2007 (soit précisément l’année de ma conversion). Une des définitions du mot canon dans le Petit Robert : « Ensemble des livres reconnus par les Églises chrétiennes comme appartenant à la Bible. ». Il couvre quinze albums solo sortis entre 1990 et 2006. Les suivants sortent en 2008, 2014, 2017, 2021 et 2024. Donc Ani elle-même était sur le point de baisser le rythme pour des raisons familiales (naissance de ses enfants).
Coran 2:146 : « Ceux à qui Nous avons donné le Livre le reconnaissent comme ils reconnaissent leurs enfants. »
De ces quinze premiers albums sortis entre 1990 et 2006, je connais chaque mot, chaque note, et même chaque inflexion de voix, telle que fixée dans la version studio. Après 2007, ce n’est plus pareil. Je connais encore l’album de 2008, beaucoup moins celui de 2012, et à peine les suivants. Mais ce corpus « canonique » reste gravé dans ma mémoire, d’autant plus que je l’associe à des moments décisifs de ma vie et de mon terrain (voir la chanson Dilate). J’en extrais sans difficulté toutes sortes de citations, dont l’évocation suffit à me mettre en transe. Exactement comme je devrais le faire avec le Coran…
J’entretiens d’ailleurs le même rapport à mon terrain yéménite (section Comprendre), sur le carrefour de Hawdh al-Ashraf, à ces trottoirs que j’ai tant fréquentés entre 23 et 30 ans (trois mois par an environ, et le reste du temps par la pensée). Trottoirs que je fréquente jusqu’à aujourd’hui comme un somnambule, sans vraiment croire à leur disparition du fait de la guerre. La musique d’Ani forme une sorte de Torah, et les histoires de mon terrain une sorte d’Évangile. Faute d’avoir pu depuis vivre autre chose, le film et la bande son restent intriqués.
Ces images et ces idées, la prose coranique aurait dû les coloniser depuis longtemps, renvoyant les accords d'Ani au second plan, pourtant ils m’obsèdent jusqu’à ce jour. Je reste ainsi prisonnier de la sociologie des années 2000. Ce n’est pas juste moi, mais mon pays tout entier : prisonnier de « l’anthropologie de l’islam »*, et otage des musulmans diplômés*. Les prises d’otage du 7 octobre, et ses conséquences terrifiantes pour le peuple palestinien1), s'inscrivent à mes yeux dans cette continuité.
Texte rédigé du 9 au 13 juin, bouclé le 20.
À Gérard, qui nous quitte à l'instant.
J'aurais voulu partager ce texte avec lui.
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