Introduction
Je me suis converti à l’islam à Taez en septembre 2007, au terme d’une recherche intitulée : « L'histoire sociale au prisme de la sociabilité masculine. Séduction, méfiance et rapports d'honneur à Taez (Yémen) ». Au quartier de Hawdh al-Ashraf, j’avais déjà consacré ma maîtrise (2003-2004), mon DEA (2004-2005), et j’étais en début de troisième année de thèse : le moment de commencer à rédiger.
Six ans plus tard (2013) - deux ans après le Printemps Yéménite dont Taez avait pris la tête - j’étais finalement contraint d’abandonner l’ensemble du projet. Cette ville de Taez, dont tout mon travail visait à établir l’unité sociologique, est traversée depuis 2015 par une ligne de front.
C’est un peu l’histoire d’Ulysse, qui pensait rentrer chez lui sans difficulté pour raconter sa Guerre de Troie (Iliade). Mais les difficultés ne faisaient que commencer pour lui, les dieux ayant voulu le punir de son intelligence (Odyssée).
Depuis 2007, je n’ai pas cessé d’évoluer dans la communauté musulmane en tant que musulman pratiquant, et aussi en tant qu’anthropologue*, que je suis resté malgré cet échec. Il n’a jamais été question d’écrire une deuxième thèse sur tel ou tel sujet - notamment sur Sète où j’ai vécu de 2014 à 2022. Après mon enquête au Yémen, il était hors de question de refaire du « terrain » dans les mêmes conditions. Je me suis exprimé ponctuellement (sur mon site ou sur Mediapart), mais seulement sur des sujets publics, déjà constitués par l’actualité. Par contre, j’ai beaucoup observé, et j’ai inlassablement tenté de comprendre comment je pouvais me rendre utile. Avait-on vraiment besoin des sciences sociales, ou seulement de l’hypocrisie qui leur est associée ?
Finalement en 2018, en désespoir de cause, j’ai décidé de rendre public un incident survenu quinze ans plus tôt. Sentant confusément, au terme de mon premier séjour (octobre 2003), que ma pratique ethnographique* m’avait totalement décrédibilisé, j’ai sauvé la face par un acte sexuel, à Sanaa, avec un jeune homme « envoyé par le Régime »°. De cette situation est née toute mon enquête ultérieure, et finalement ma conversion.
Depuis le départ, mon approche se caractérise par un déplacement du regard vers le Régime° : vers l’ordre épistémique* inhérent aux sciences sociales, et les conditions politiques de leur exercice.
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où je tente d’expliquer tous ces enjeux indépendamment de ma conversion.
- (L’Iliade) Que se passe-t-il avec les sciences sociales, au Yémen, pour qu’un acte sexuel puisse me sauver la face ?
- (L’Odyssée) Que se passe-t-il avec l’islam, en France, pour que cette histoire n’ait jamais pu être dite ?
Etais-je égaré par les « faux dieux » de mon milieu d’origine ? Par la duplicité des musulmans à leur égard ? Ou me suis-je moi-même empêché par instinct, afin de garder une chance de retrouver Pénélope?
Une longue obstination
Une chose est sûre : tant que je m’adresse indistinctement à tous de manière laïque, c’est l’Iliade qui prend toute la place, et pour finir on n’a toujours pas compris l’issue de la bataille… C’est pourtant ce que je me suis obstiné à faire au cours des quinze dernières années, jusqu’à l’ouverture de cette section. Parti initialement pour faire de l’anthropologie symétrique - c’est-à-dire pour que les Yéménites aient le statut d’interlocuteurs scientifiques - j’avais besoin de maintenir ce cadre dans lequel l’histoire faisait sens (voir la boite de Petri). Donc en France, je demandais aux musulmans d’être mes interlocuteurs, mais sur le terrain des sciences sociales…
Dans un dialogue interne à la communauté, je savais qu’ils m’auraient « retourné la tête » au nom du mâ fîsh nasîb (« le Destin n’en a pas voulu ainsi… »). Or renoncer à l’histoire, ce n’était pas seulement renoncer à ces interlocuteurs particuliers. C’était surtout renoncer au dernier lien qui me rattachait à la France, à l’histoire et aux valeurs de ma famille ou de mon milieu d’origine, et à ses institutions. Dans les faits, c’était renoncer à exercer le moindre poids dans notre destin collectif. Je ne pouvais simplement pas dire mâ fîsh nasîb, alors que le Yémen s’enfonçait dans une guerre sous supervision internationale. Mais cet argument, je n’ai pas su le faire valoir au sein de la communauté, je n’ai pas su trouver les mots. Dans une communauté qui ne comprend plus le monde qui l’entoure, le converti est sommé de laisser son histoire au vestiaire.
La guerre en Ukraine a déjà tout changé.
Hier encore, c’est l’Occident lui-même qui voulait rester dans sa bulle, ne faire l’expérience du monde que sur le mode de la complaisance. Les musulmans se conformaient simplement à cette injonction, en se répartissant les rôles (cf code couleur). Avec mon histoire je passais pour un fou, car de par et d’autre on voulait croire qu’il en était de la nature des choses…
Aujourd’hui, l’Arabie Saoudite et l’Iran viennent d’amorcer un rapprochement diplomatique parrainé par la Chine, tournant le dos au gendarme américain. La guerre au Yémen est inchallah en passe de règlement. Mais cette évolution obligera aussi tôt ou tard la société française à repenser son rapport au monde, et les musulmans de France à se repositionner.
C’est pourquoi je reviens aujourd’hui vers vous, sollicitant votre aide, votre nasîha. Par vos retours constructifs, vous pouvez contribuer à rompre mon isolement intellectuel au sein de la communauté, dont ces pages gardent encore la marque pour l’instant. Au sein de cette section, le propos devrait évoluer inchallah au fil des jours, et les enjeux se clarifier. C’est pour moi une étape indispensable, avant de solliciter d’éventuels financements ou rattachements institutionnels. Un anthropologue ne peut s’exprimer sur l’islam simplement en son nom propre. On peut certes le regretter, mais il doit nécessairement s’autoriser d’un « Nous ».
Qu’Allah vous récompense, ici et dans l’Au-delà.